La Liste De Schindler
qu’elle aussi allait quitter Auschwitz.
— Schindlergruppe, proclama-t-elle, vous allez d’abord vous rendre aux douches, puis au train.
Elle détachait toutes les syllabes, ayant sans doute conscience d’annoncer un événement unique.
Les femmes des autres baraques jetaient un regard chargé d’envie sur le groupe des « élues ». L’événement paraissait tellement incongru que tout le monde était fasciné. C’est vrai que pour les autres, ça ne changerait rien à leur propre vie, ça ne rendrait pas l’air d’Auschwitz plus respirable, mais c’était quand même stupéfiant.
Pour Clara Sternberg, cependant, pour Mme Krumholz, elle aussi reléguée dans une baraque pour morts-vivants, la vue de leurs anciennes compagnes sur le chemin de la délivrance devenait quelque chose d’insupportable.
— Je vais les rejoindre, annonça tout d’un coup Mme Krumholz à la kapo hollandaise qui veillait sur sa baraque.
La kapo tenta de l’en empêcher en faisant valoir toutes sortes de raisons :
— Vous êtes bien mieux ici. Si vous partez avec elles, vous mourrez en route, dans les wagons à bestiaux. Et de plus, il faudra que j’explique pourquoi vous n’êtes pas là.
— Eh bien, vous leur direz que c’est parce que je fais partie de la liste Schindler, répondit Mme Krumholz. Tout a été réglé. Il faut que la liste soit complète. Ça ne fait aucun problème.
Elles continuèrent à discuter pendant quelque temps et finirent par parler de leurs familles et de leurs origines respectives. Peut-être cherchaient-elles un point d’accord, un petit quelque chose qu’elles auraient eu en commun ? Précisément, la Hollandaise s’appelait aussi Krumholz.
— Mon mari, je crois, est à Sachsenhausen, annonça la dame Krumholz hollandaise.
— Et le mien, sans doute à Mauthausen, ainsi que mon fils, répondit la dame Krumholz de Cracovie. Mais moi, je dois aller en Moravie, dans le camp de Schindler. C’est là que vont toutes ces femmes, là, derrière la barrière.
— Elles ne vont nulle part, croyez-moi. Personne ne va nulle part, sauf là où vous savez.
— Mais ces femmes pensent qu’elles vont quelque part, s’il vous plaît… suppliait Mme Krumholz de Cracovie.
Même si ces femmes de Schindler se faisaient des illusions, elle voulait au moins pouvoir les partager.
La kapo finit par se laisser persuader et, bien que convaincue que son geste ne changerait finalement rien, elle ouvrit la porte de la baraque.
Une barrière séparait désormais Mme Krumholz et Mme Sternberg du groupe des femmes. Ce n’était pas une barrière électrifiée comme celle qu’on avait dressée sur le périmètre du camp. Elle avait été néanmoins construite selon les critères de la section D, avec dix-huit rangées de fils de fer barbelés qui se resserraient au sommet. Plus bas, il y avait un espace d’environ douze centimètres entre chaque rangée, mais ces rangées étaient plantées en séries, chaque série elle-même espacée d’environ vingt-cinq centimètres. Ce jour-là – tous les témoignages concordent, y compris celui des intéressées – Mme Krumholz et Mme Sternberg accomplirent un exploit : elles réussirent à se faufiler entre les barbelés et à rejoindre leurs anciennes compagnes pour pouvoir au moins rêver de liberté avec elles. Elles s’étaient tortillées comme des vers à travers l’espace étroit qui séparait deux rangées de fils pour pouvoir se retrouver sur la liste Schindler. Leurs vêtements étaient en lambeaux, leurs chairs labourées. Personne n’avait tenté de les arrêter, parce que personne ne croyait cela possible. D’ailleurs, les autres prisonnières, celles qui ne faisaient pas partie du groupe Schindler, ne voyaient pas bien pourquoi elles avaient fait cela : après cette barrière, il y en aurait une autre, et puis encore une autre, et ainsi de suite jusqu’à la dernière barrière, électrifiée celle-là, et réputée infranchissable. Mais pour Mme Krumholz et pour Mme Sternberg, il n’y avait qu’une barrière. Et elles venaient de la franchir. Leurs vêtements rapiécés s’accrochaient en lambeaux aux barbelés. Elles étaient presque nues. Elles ruisselaient de sang. Mais elles étaient avec les autres, dans le groupe Schindler.
Rachela Korn, âgée de quarante-quatre ans, qui se trouvait dans une baraque réservée aux malades, avait réussi à sortir par une fenêtre avec l’aide de sa fille. Pour elle,
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