La Liste De Schindler
pourrait appeler une baraque de « musulmans ». Chaque matin, les mourants devaient s’aligner devant la porte pour la sélection que Mengele lui-même ne répugnait pas à faire. Les femmes se frottaient les joues avec l’argile d’Auschwitz, elles se redressaient tant qu’elles le pouvaient, elles étouffaient pour ne pas se laisser aller à une quinte de toux.
Clara, après une inspection, se sentit vidée de toutes les réserves qui lui avaient permis de tenir jusqu’alors. Elle avait un mari et un garçon à Brinnlitz, mais ils lui semblaient désormais aussi éloignés que la planète Mars. Elle n’arrivait pas à imaginer ce que pouvait être Brinnlitz, ni comment son mari et son fils pouvaient bien vivre là-bas. Elle sortit de sa baraque en titubant à la recherche d’une barrière électrifiée. Quand elle était arrivée, il lui avait semblé qu’il y en avait partout. Mais aujourd’hui qu’elle en cherchait une, elle n’en trouvait pas. Les allées boueuses se succédaient, bordées par les mêmes misérables baraques. Elle aperçut enfin une vieille connaissance de Plaszow, une femme originaire de Cracovie, comme elle.
— Où sont les barrières électrifiées ? lui demanda-t-elle.
Dans son état de détresse, c’était, après tout, une question raisonnable, et Clara ne doutait pas une seconde que s’il restait quelque trace de compassion chez cette femme, elle ne manquerait pas de lui indiquer où aller. La réponse que lui fit cette femme pourrait paraître absurde, et pourtant, elle mettait en évidence un aspect de la situation qui dépassait leur propre calvaire.
— Ne va pas te jeter sur la barrière, Clara. Si tu fais cela, tu ne sauras jamais ce qui t’est arrivé.
Cette affirmation était sans doute la seule qui pût faire réfléchir les candidats au suicide : « Si tu te tues, tu ne sauras jamais la fin de l’histoire. » Bien que Clara en fût arrivée au point où l’histoire lui importait peu, elle accepta la réponse et retourna à sa baraque. Une fois à l’intérieur, elle se retrouva encore plus perturbée qu’auparavant. Mais elle ne songeait plus au suicide.
A Brinnlitz, ça tournait au drame. Oskar était toujours par monts et par vaux. Il allait d’un bout à l’autre de la Moravie avec ses casseroles, ses diamants, ses liqueurs et ses cigares. C’était parfois vital. Biberstein a fait état des médicaments et des instruments de médecine qu’avait reçus la Krankenstube de Brinnlitz. Rien à voir avec les succédanés de l’époque. Oskar avait dû graisser la patte aux gérants des dépôts pharmaceutiques de la Wehrmacht et à quelque directeur d’hôpital de Brno.
Quelle que fût la raison de son absence, il n’était pas là quand arriva dans les ateliers un inspecteur de Gröss-Rosen accompagné de l’Untersturmführer Josef Liepold qui ne manquait jamais une occasion de venir fourrer son nez dans l’usine. La mission de l’inspecteur, approuvée par Oranienburg, était claire : il devait sélectionner dans les camps annexes de Gröss-Rosen des enfants qui serviraient aux expérimentations du Dr Josef Mengele à Auschwitz. Olek Rosner et son petit-cousin Richard Horowitz qui, pensant ne rien avoir à craindre chez Schindler, jouaient à cache-cache dans un atelier annexe au milieu des machines hors d’usage, furent immédiatement repérés. De même que le fils du Dr Léon Gross qui avait soigné le diabète d’Amon, mais qui avait surtout assisté le Dr Blancke au cours d’une Aktion sanitaire et qui aurait à répondre encore de quelques autres crimes. L’inspecteur fit remarquer à l’Untersturmführer Liepold que ces enfants n’étaient certainement pas des travailleurs essentiels pour l’effort de guerre. Liepold, un petit bonhomme très brun, était encore un SS convaincu, bien que moins givré qu’Amon. Peu lui importait qu’on embarque ces garnements.
Au fur et à mesure de la tournée d’inspection, ils en découvrirent d’autres : le garçon de Roman Ginter, âgé de neuf ans. Ginter connaissait Oskar depuis les débuts du ghetto de Cracovie. C’est lui qui fournissait à Plaszow les déchets métalliques en provenance de la DEF. Mais l’inspecteur et l’Untersturmführer Liepold se souciaient comme d’une guigne des services passés. Le petit Ginter se retrouva bientôt au portail au milieu du groupe des enfants. Le fils de Frances Spira, dix ans et demi, était ce jour-là perché sur un grand
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