La Liste De Schindler
habitude de trinquer avec lui.
Stern était venu ce soir-là pour dire à Oskar qu’une famille que nous appellerons les C… répandait de vilaines rumeurs sur son compte. Le vieux David et le jeune Léon C… allaient jusqu’à proclamer en public qu’Oskar était rien de moins qu’un gangster. Stern n’alla pas jusqu’à répéter les termes exacts des accusations proférées, mais il laissa entendre que ce n’était pas très courtois.
Oskar savait que son interlocuteur n’attendait pas de réponse et qu’il était venu simplement pour donner l’information. Mais il sentit le besoin de se justifier :
— Je pourrais aussi en raconter pas mal sur eux, dit-il. Ils me volent tant qu’ils peuvent. Demandez à Ingrid si vous voulez des précisions.
Ingrid, qui gérait des entreprises mises sous séquestre pour le compte de l’Agence des contrôles de l’Est, avait les C… sous sa tutelle. N’ayant pas encore atteint la trentaine, elle n’avait pas une grande expérience du commerce. La rumeur voulait que ce fût Schindler qui eût obtenu ce poste pour elle afin de s’assurer un débouché pour son matériel de cuisine. Les C…, bien que placés sous le contrôle des autorités d’occupation, faisaient pratiquement ce qu’ils voulaient au sein de leur entreprise. Personne ne pouvait les en blâmer.
Stern fit un geste comme pour dire que la suggestion d’Oskar n’était pas sérieuse. Qui était-il pour se permettre de poser des questions à Ingrid ? Et, de toute façon, à quoi cela servirait-il d’en parler ?
— Ils ont joué des tours à Ingrid, poursuivit Oskar. Ils se sont présentés rue Lipowa pour prendre des marchandises et ils ont trafiqué les factures sur place pour embarquer plus que ce à quoi ils avaient droit.
Le jeune Léon C… s’était répandu en ville pour affirmer que les SS l’avaient battu sur ordre de Schindler. Mais les versions de l’affaire variaient suivant les circonstances : parfois, la raclée avait été administrée dans l’usine même de Schindler ou dans un magasin d’où le jeune C… était sorti avec un œil au beurre noir et quelques dents cassées. Parfois, elle avait été donnée dans la rue, devant témoins. Un employé d’Oskar, ami des C…, racontait qu’il avait entendu son patron pousser une colère terrible dans les bureaux de la rue Lipowa et menacer de tuer le vieux David C… Oskar se serait ensuite rendu en voiture à Stradom où il aurait mis tout le contenu de la caisse des C… dans sa poche après avoir battu le vieux David dans son bureau et proclamé qu’il y avait désormais un ordre nouveau en Europe.
Est-il vraisemblable qu’Oskar ait donné une correction au vieux David C… ? Qu’il ait fait appel à ses amis de la police pour donner une raclée à Léon ? Si l’on s’en tient à la morale stricte, on peut estimer qu’Oskar comme les C… étaient des filous, vendant illégalement des tonnes d’ustensiles et trafiquant leur comptabilité. Les tractations sur le marché noir donnaient lieu à de rudes empoignades. Oskar admettait qu’il s’était mis en rogne dans le bureau des C…, qu’il les avait traités de voleurs et qu’il avait pris dans la caisse le montant correspondant aux ustensiles que les C… avaient pris sans y être autorisés. Il reconnaissait avoir donné un coup de poing au jeune Léon. Mais c’était tout.
Stern, qui connaissait les C… depuis son enfance, savait que leur réputation n’était plus à faire. Ce n’étaient pas à proprement parler des gangsters, mais ils savaient être rudes en affaires, souvent à la limite de la malhonnêteté, et ils ne manquaient jamais de pousser les hauts cris quand ils se faisaient prendre.
Stern savait bien que Léon avait pris une raclée. Celui-ci exhibait ses bleus dans la rue et ne manquait pas de faire des commentaires. Il est certain que les SS lui avaient administré quelques coups sévères à un moment ou à un autre pour une raison quelconque. Mais Stern pensait qu’Oskar n’était pas homme à se compromettre avec les SS pour ce genre d’histoires. Et, de toute façon, il avait assez de sens commun pour estimer que croire ou ne pas croire à ces racontars ne devait en aucun cas influer sur le but qu’il s’était fixé. Peut-être faudrait-il en tenir compte si Herr Schindler se révélait être une brute. Mais Stern pensait qu’il était inutile de changer de programme pour quelques brutalités occasionnelles.
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