La Liste De Schindler
propre compte en ouvrant une fabrique d’uniformes dans un des faubourgs de Podgorze. Plus tard, il réaliserait une fortune encore plus grande que celle de Schindler. Mais en cette année 1940, c’était un salarié. On le disait humain, mais on n’en savait guère plus sur son compte.
Au 1er novembre 1940, vingt-trois mille juifs «volontaires » avaient quitté Cracovie. Certains s’étaient réfugiés dans les nouveaux ghettos de Varsovie et de Lodz. On peut imaginer les vides autour des tables de famille, les larmes sur les quais de gare, mais la plupart des gens acceptaient cette situation sans révolte apparente, pensant sans doute : « Eh bien, acceptons encore cela, après ils ne pourront plus rien nous demander. » Ils espéraient que l’arbitraire n’aurait qu’un temps.
Oskar n’aura sans doute jamais travaillé aussi assidûment de toute sa vie que cette année-là – il allait devoir faire revivre une usine en faillite et lui donner une assise telle que les différentes agences gouvernementales le prendraient au sérieux. Quand tombèrent les premières neiges, Schindler remarqua que certains jours soixante ou plus de ses employés juifs manquaient à l’appel. Des SS les avaient retenus pour déblayer la neige alors qu’ils se rendaient au travail. Herr Schindler alla se plaindre auprès de son ami Toffel au quartier général SS de la rue Pomorska :
— Un jour, lui dit-il, j’ai eu cent vingt-cinq absents.
— Vous devez comprendre, lui confia Toffel, que certains de nos hommes se foutent pas mal de ce que vous pouvez produire. Pour eux, la priorité des priorités, c’est que les juifs déblaient la neige. Ça me dépasse… mais pour eux, ça doit être quelque chose de rituel… des juifs en train de pelleter. Et croyez-moi, Oskar, ça n’arrive pas qu’à vous…
Oskar voulut savoir si les autres se plaignaient aussi.
— Bien sûr, lui assura Toffel. Mais attention, un ponte du bureau SS des finances et des travaux publics qui a déjeuné récemment rue Pomorska a déclaré que c’était une trahison de croire qu’un ouvrier juif qualifié avait un rôle à jouer dans l’économie du Reich. Je crois qu’il va vous falloir prendre en compte la neige et les travaux de déblaiement, Oskar.
Oskar, pour l’instant, s’était drapé du manteau du patriote outragé, ou, peut-être, du profiteur outragé.
— S’ils veulent gagner la guerre, il leur faudra se débarrasser des SS de cet acabit.
— S’en débarrasser ? ironisa Toffel. Mais ce sont les salopards qui donnent le ton.
De cette conversation, Oskar conclut qu’un industriel devait toujours pouvoir être en contact avec ses propres ouvriers, que les ouvriers devraient pouvoir se rendre à l’usine en toute circonstance, et qu’ils ne devraient en aucune manière être retenus ou brutalisés sur le chemin de l’usine. C’était un impératif à la fois moral et commercial. La Deutsche Emailwaren Fabrik allait en faire son credo.
CHAPITRE 7
Certains juifs des grandes villes – Varsovie, Lodz ou Cracovie – s’éparpillèrent dans la campagne pour se diluer parmi les paysans. Les frères Rosner, des musiciens de Cracovie qui allaient bien connaître Oskar, se réfugièrent dans le vieux village de Tyniec, situé sur un coude de la Vistule et que dominait une abbaye bénédictine plantée sur un piton calcaire. L’endroit cependant, comme on dit aujourd’hui, ne mangeait pas de pain. On y trouvait quelques artisans, quelques commerçants juifs, bref, des gens avec qui des artistes de cabaret n’avaient pas grand-chose en commun. Mais les paysans qui travaillaient dur leurs champs étaient ravis d’avoir des musiciens pour les distraire.
En fait, les Rosner n’avaient connu ni les rafles de Cracovie ni l’aire de rassemblement de la rue Mogilska, proche du Jardin botanique, où des SS vous poussaient dans des camions en vous assurant que les bagages suivraient. Ils avaient été engagés dans une boîte de Varsovie et l’avaient quittée à l’expiration de leur contrat. Il était temps. Le lendemain du départ de Leopold, de Henry, de sa femme Manci et de son fils Olek, âgé de cinq ans, les Allemands bouclaient le ghetto de Varsovie.
L’idée de se réfugier dans un petit village comme Tyniec, pas loin de leur Cracovie natale, leur semblait un choix judicieux. Si les choses devaient s’arranger, ils auraient toujours la possibilité de prendre un car pour Cracovie et de
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