La Liste De Schindler
maintenant qu’il avait été prononcé, avait une résonance familière, voire apaisante. Leurs grands-parents avaient bien été obligés de se tenir dans le ghetto de Kazimierz jusqu’en 1867, année où l’empereur François-Joseph signa un décret leur permettant de vivre n’importe où en ville. Quelques esprits forts avaient répandu à l’époque l’idée que les Autrichiens avaient ressenti le besoin d’ouvrir Kazimierz, lové dans un coude du fleuve contre Cracovie, pour que les ouvriers polonais puissent trouver des logements plus proches de leur travail. Il n’en reste pas moins que les vieilles gens de Kazimierz tenaient François-Joseph en grande estime.
Bien que la liberté leur eût été accordée si tard, il y avait comme une certaine nostalgie de l’ancien ghetto parmi les vieux juifs de Cracovie. Il est vrai qu’un ghetto implique une certaine misère, les salles de bains communes, les disputes pour s’approprier un coin où faire sécher le linge. Mais c’est aussi l’endroit où les juifs se sentent véritablement consacrés dans leur propre spécificité, où ils peuvent partager leur érudition, baigner dans leur propre culture, parler religion, coude à coude, dans des cafés où la richesse des propos échangés fait oublier la médiocrité des boissons consommées. De méchantes rumeurs avaient circulé à propos des ghettos de Lodz et de Varsovie, mais celui de Podgorze semblait avoir été tracé avec un peu plus de générosité. Si vous compariez sa superficie avec celle du centre de la ville, vous découvriez qu’il occupait un espace d’environ la moitié de celui de la vieille ville. Ce n’était pas assez, bien sûr, mais ce n’était quand même pas l’asphyxie.
L’édit contenait aussi une clause rassurante promettant de protéger les juifs contre les excès de leurs compatriotes polonais. Car, depuis le début des années 30, une tension raciale bien orchestrée avait prévalu en Pologne. Quand la grande dépression eut atteint la Pologne et que les prix agricoles se mirent à chuter, le gouvernement polonais encouragea les groupes antisémites qui faisaient des juifs leurs boucs émissaires. Sanacja, le parti de la pureté morale du maréchal Pilsudski, avait conclu une alliance après la mort du vieillard avec le camp de l’unité nationale, un groupe de droite résolument antijuif. Skladkowski, le Premier ministre, avait d’ailleurs déclaré en pleine séance du Parlement : « La guerre économique contre les juifs ? Eh bien, d’accord. » Plutôt que d’accorder aux paysans une réforme agraire, Sanacja leur conseillait d’aller regarder les étalages des juifs les jours de marché. Ils comprendraient alors pourquoi les campagnes étaient si pauvres. Le premier pogrom contre la population juive eut lieu à Grodno en 1935. D’autres suivirent. Des légistes se mirent au travail et de nouvelles lois furent promulguées, qui eurent pour effet d’étrangler les industries juives par le biais du crédit. Les corporations artisanales fermèrent leurs portes aux artisans juifs et les universités établirent un quota d’étudiants juifs. Les facultés cédèrent d’ailleurs à la pression du groupe de l’unité nationale qui exigeait qu’un coin spécial au fond des salles de lecture fût attribué aux juifs. Il n’était pas rare que, à la sortie des cours, les filles de juifs haut placés, aussi brillantes que belles, eussent le visage tailladé d’un coup de rasoir donné par un de ces jeunes aux cheveux et idées courts du camp de l’unité nationale.
Dans les premiers temps de l’Occupation allemande, les soldats du Reich avaient été surpris de voir que des Polonais n’hésitaient pas à leur indiquer les maisons juives ; qu’ils les aidaient parfois à maintenir un juif orthodoxe contre un mur pendant qu’un Allemand lui coupait la barbe à l’aide de ciseaux, ou lui piquait les joues avec une pointe de baïonnette. Du coup, en mars 1941, la promesse faite de protéger les juifs du ghetto contre les exactions des Polonais apparaissait tout à fait crédible.
C’est sans enthousiasme que les juifs de Cracovie rassemblèrent leurs affaires avant leur départ pour Podgorze, et pourtant, chez certains, on décelait une sorte de soulagement à l’idée de partir pour un endroit qui serait le leur. La plupart étaient arrivés à la limite de ce qu’ils pouvaient supporter, et, avec un peu de chance, c’en serait fini des
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