La Liste De Schindler
expulsions et des exactions. Ce sentiment était assez communément partagé pour que des habitants des villages autour de Cracovie, Wieliczka, Niepolomice, Lipnica, Murowana ou Tyriec, se dépêchent de retourner en ville par crainte d’être abandonnés après le 20 mars dans un environnement hostile. Par sa nature, et même par définition, le ghetto était habitable, même s’il devait être l’objet d’attaques sporadiques. Le ghetto représentait la stabilité. Ailleurs, on était sur des sables mouvants.
La création du ghetto devait apporter un petit ennui dans la vie d’Oskar Schindler. Quand il quittait son appartement de la Straszewskiego, il avait pour habitude de passer devant le piton calcaire de Wawel, planté au milieu de la ville comme un bouchon sur une bouteille, puis de franchir le pont Kosciuszko et de prendre ensuite à gauche en direction de l’usine de Zablocie. Cet itinéraire allait être coupé par les murs du ghetto. Problème mineur, sans doute, mais qui confortait Oskar dans l’idée qu’il serait plus raisonnable d’aménager également un appartement au dernier étage de ses bureaux de la rue Lipowa. L’immeuble, construit dans le style de Walter Gropius, n’était pas si mal que ça. Il y avait beaucoup de verre, beaucoup de lumière et une entrée en brique tout à fait présentable.
Pendant les courtes semaines qui suivirent ledit, Oskar, en se rendant à Zablocie, put voir les juifs de Kazimierz faire leurs bagages. Au début, pendant la période de grâce, il dépassait des familles entières poussant des brouettes ou des charrettes sur lesquelles était entassé tout un fatras de meubles et d’objets. Leurs familles avaient vécu là depuis l’époque où Kazimierz était une île séparée de la ville même par une rivière qu’on appelait Stara Wisla; en fait, ils étaient là depuis le moment où Casimir le Grand les avait invités à venir s’installer à Cracovie alors que partout ailleurs en Europe on les rendait responsables de la peste. Oskar imaginait que cinq cents ans auparavant, leurs ancêtres avaient dû arriver à Cracovie de la même manière, en poussant des brouettes pleines de matelas et de couvertures. Et maintenant, ils repartaient. L’invitation de Casimir avait fait long feu.
Au cours de ses périples de l’appartement à l’usine, Oskar constata que le plan n’envisageait pas l’arrêt de la ligne de trolley de la rue Lwowska qui traverserait le ghetto. Des maçons polonais bouchaient à l’aide de briques toutes les ouvertures des maisons donnant sur la ligne. Ils érigeaient des murs de béton dans les espaces vides. Les portières des trolleys devraient être fermées pendant toute la traversée du ghetto. On pourrait les ouvrir à nouveau une fois rentrés dans le monde civilisé des Aryens au coin des rues Lwowska et Kingi. Oskar savait que, malgré toutes ces précautions, des gens arriveraient bien à prendre le trolley. Portières fermées, arrêts interdits, miradors le long des murs, rien n’y ferait. Les gens étaient ainsi faits. Certains voudraient descendre – une servante polonaise dévouée à ses anciens patrons peut-être, qui leur apporterait quelques provisions. D’autres, taillés en athlète comme Leopold Pfefferberg, voudraient monter avec leurs poches remplies de diamants ou de zlotys d’Occupation. Certains seraient porteurs d’un message en code destiné aux résistants. Les trolleys pourraient bien se glisser, toutes portes fermées, aussi vite que possible entre deux murs, des gens n’hésiteraient pas à tenter leur chance.
A partir du 20 mars, les juifs travaillant dans l’usine d’Oskar ne devraient plus percevoir aucun salaire. Ils devraient subsister entièrement sur les rations qui leur seraient allouées. Les industriels employant de la main-d’œuvre juive devraient en revanche verser une dîme au quartier général SS de Cracovie. Oskar, comme Madritsch d’ailleurs, n’aimait pas beaucoup ça. Les deux hommes savaient que la guerre n’aurait qu’un temps, et qu’un jour ou l’autre les esclavagistes devraient rendre des comptes comme ce fut le cas en Amérique où certains d’entre eux se retrouvèrent tout nus dans les rues. Les versements à effectuer aux chefs de la police correspondaient aux barèmes établis par l’Office central SS pour l’administration et l’économie : sept Reichsmark cinquante par jour pour un travailleur qualifié. Cinq Reichsmark pour un manœuvre
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