La Liste De Schindler
rentré.
Edith, de la fenêtre de son appartement, pouvait voir la Vistule au-delà des barbelés. Pour se rendre à son travail dans la rue Wegierska, elle devait traverser le square de la Paix, le seul square du ghetto. Le deuxième jour de son arrivée, elle faillit se faire embarquer dans un camion SS pour aller pelleter la neige en ville. Elle savait, comme tout le monde, que quand on participait à ce genre de corvées, on pouvait revenir moins nombreux qu’au départ. Mais ce n’était pas cela qui la tracassait le plus. Elle imaginait qu’un jour ou l’autre, alors qu’elle se rendrait à la pharmacie et que son bébé devrait être nourri dans les vingt minutes suivantes, elle serait embarquée pour Dieu sait combien de temps. Elle alla trouver des amis au bureau de placement. Si elle pouvait obtenir un travail de nuit, sa mère surveillerait le bébé pendant son absence.
Pendant ces quelques premiers jours, on faisait la queue devant le bureau de placement. Le Judenrat avait désormais sa propre police, l’Ordnungsdienst (ou OD), chargée du maintien de l’ordre à l’intérieur du ghetto. Un jeune homme portant casquette et brassard veillait à ce que tout le monde prenne sagement sa place dans la queue.
Le groupe au milieu duquel se tenait Edith Liebgold, où les bavardages allaient bon train, venait juste de franchir la porte d’entrée quand un petit bonhomme dans les quarante ans, portant costume marron et cravate, s’approcha. Chacun pensait qu’il était là pour organiser une sorte de racket et, quand il vint vers Edith, tous se dirent qu’il allait l’embarquer.
— Ecoutez, dit-il, plutôt qu’attendre ici… il y a une fabrique de casseroles, tout près d’ici, à Zablocie…
Il attendit un petit moment pour que l’adresse fît son effet.
— Zablocie est juste de l’autre côté du ghetto, ajouta-t-il. On peut y faire des échanges avec les travailleurs polonais.
Il avait besoin de dix femmes en bonne santé pour le travail de nuit.
Les filles minaudaient, comme si elles avaient eu la possibilité de choisir leur propre travail ou même de refuser son offre. « Ce n’est pas dur, assurait-il. Et vous apprendrez sur le tas. » Il s’appelait Abraham Bankier et il était administrateur de l’usine. Le propriétaire était allemand, bien sûr.
— Quelle espèce d’Allemand ? demandèrent-elles.
Bankier sourit :
— Pas la pire espèce.
Ce même soir, Edith Liebgold se retrouva avec les autres membres de l’équipe de nuit et traversa le ghetto pour se rendre à Zablocie sous la garde d’un OD juif. En chemin, elle posait des questions sur cette Deutsche Emailwaren Fabrik. On lui dit qu’on y servait une soupe bien épaisse. Des brutalités ? Non, non, ce n’est pas le genre de l’endroit, lui répondit-on. Ce n’est pas comme l’usine de lames de rasoir de Beckmann ; plutôt comme chez Madritsch. Madritsch est correct, et Schindler aussi.
Bankier se tenait à l’entrée de l’usine et fit l’appel des nouveaux membres de l’équipe de nuit pour les emmener au premier étage devant une porte marquée Herr Direktor. Edith Liebgold entendit une voix bien timbrée leur dire d’entrer. Herr Direktor fumait, assis sur un coin de son bureau. Ses cheveux blond-châtain étaient parfaitement coiffés. Il portait un costume croisé et une cravate de soie. En fait, il avait exactement l’air de quelqu’un qui, ayant un dîner en ville, avait tenu à attendre leur arrivée pour leur souhaiter la bienvenue. Il était immense, encore jeune. Il ressemblait tellement au portrait-robot du nazi rêvé par Hitler qu’Edith s’attendit à une homélie sur l’effort de guerre et les quotas de production.
— Je voulais vous souhaiter la bienvenue, dit-il en polonais. Vous serez partie prenante de l’expansion de cette usine.
Il détourna les yeux. Il pensait sans doute à cet instant qu’il serait idiot de leur raconter des bobards. Que ces gens-là ne seraient jamais ni plus ni moins que des pions dans l’entreprise.
Et tout d’un coup, il alla droit au but :
— Vous serez à l’abri, ici. Si vous restez ici, vous verrez la fin de la guerre.
Il leur souhaita une bonne nuit et partit avec le petit groupe en direction des escaliers. Bankier dirigea les manœuvres de telle sorte que Herr Direktor puisse s’engager dans l’escalier avant les autres.
Les autres, précisément, n’en revenaient pas. On venait de leur promettre la lune. Et
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