La Liste De Schindler
ou une femme. Les salaires sur le marché libre du travail étaient sensiblement plus élevés. Mais, pour Oskar comme pour Madritsch, cet avantage était loin de compenser le malaise moral qu’ils ressentaient. D’autant que l’argent nécessaire à la paye de ses ouvriers n’était pas, cette année-là, un sujet de préoccupation pour Oskar. Il n’avait jamais été l’archétype du capitaliste. Son père l’avait accusé plus d’une fois de ne pas savoir compter, ce qu’il considérait plutôt comme un compliment. Quand il n’était que directeur des ventes, il avait déjà deux voitures. Il espérait bien que son père l’apprendrait et s’en formaliserait. Aujourd’hui, il avait toute une écurie : une Minerva belge, une Maybach, un cabriolet Adler, une BMW.
Pouvoir jeter l’argent par les fenêtres et être encore plus riche qu’un père qui, lui, savait compter, voilà le genre d’ironie qui faisait que la vie valait d’être vécue. En période faste, le coût des salaires horaires ne devait pas entrer en ligne de compte.
Madritsch était entièrement d’accord là-dessus. Sa manufacture d’uniformes bordait le côté ouest du ghetto, à un ou deux kilomètres de l’usine d’Oskar. Ses affaires marchaient si bien qu’il envisageait d’ouvrir une seconde manufacture à Tarnow. Lui aussi était un protégé de l’Inspection des armements, et son crédit était tellement irréprochable qu’il avait réussi à négocier un emprunt d’un million de zlotys auprès de la Banque Emisyjny, une banque d’émission.
Quelques scrupules moraux qu’ils aient pu avoir, Oskar et Julius ne se sentaient en aucune façon contraints de cesser de recruter des ouvriers juifs. D’ailleurs Itzhak Stern aussi bien que Roman Ginter, un homme d’affaires chargé de l’assistance publique au sein du Judenrat, avaient supplié Oskar et Julius d’employer autant de juifs qu’ils le pourraient. L’objectif était d’établir la réputation du ghetto comme réservoir de main-d’œuvre. Stern et Ginter estimaient qu’un juif qui représente un potentiel économique est un juif à l’abri. Oskar et Madritsch partageaient ce point de vue.
Donc, pendant ces deux semaines, les juifs poussèrent leurs charrettes au-dessus du pont qui séparait Kazimierz de Podgorze. Les domestiques des familles bourgeoises aidaient au déménagement. On avait caché ce qui restait de bijoux et de fourrures sous les matelas, les bouillottes et les poêles à frire. Des Polonais massés dans les rues Stradom et Starovislna conspuaient les juifs et leur jetaient ce qui leur tombait sous la main tout en chantant sur l’air des lampions : Les juifs s’en vont. Les juifs s’en vont, adieu, adieu, les juifs.
De l’autre côté du pont, un portail en bois peint en blanc, assez élégant, accueillait les nouveaux citoyens du ghetto. Deux immenses arches se découpaient au-dessus des deux lignes de tramway allant à Cracovie. Un signe en hébreu placé au-dessus des arches se voulait rassurant. « Ville juive », proclamait-il. Devant le ghetto, face au fleuve, on avait placé plusieurs réseaux de barbelés. Les espaces libres avaient été bouchés par des dalles en ciment de trois mètres de haut.
Les juifs qui se présentaient au ghetto étaient accueillis à la porte par un délégué du bureau du logement du Judenrat. Un homme marié avec plusieurs enfants pouvait avoir deux chambres dans un appartement, plus l’utilisation à temps partiel de la cuisine. Après la bonne vie des années 20 et même 30, les gens se sentaient humiliés de devoir partager leur vie privée avec des familles qui n’avaient ni les mêmes habitudes, ni les mêmes soucis, ni les mêmes odeurs. Les mères de famille se lamentaient. Les pères cherchaient à rassurer, prétendant que ça pouvait être pire. Quand des juifs orthodoxes se retrouvaient avec des non-croyants, la température montait parfois très rapidement.
Le 20 mars, tout était terminé. Tout juif en dehors du ghetto s’y trouvait désormais à ses risques et périls. Pour l’instant, il y avait encore de la place à l’intérieur. Edith Liebgold, une jeune femme de vingt-trois ans, partageait une chambre située au premier étage avec sa mère et son bébé. Son mari ne s’était jamais remis de la chute de Cracovie. Il avait quitté la maison pour essayer de voir à quoi il pourrait bien être utile. Il avait parlé de forêts, de refuges sûrs. Il n’était jamais
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