La Liste De Schindler
des wagons, Herr Schindler, répondit l’homme.
— Où vous emmènent-ils ?
— Dans un camp de travail, nous ont-ils dit. Près de Lublin. Probablement pas pire que…
De la main, il fit un geste en direction de Cracovie, au loin.
Schindler prit un paquet de cigarettes dans sa poche, quelques billets de dix zlotys et tendit le tout au bijoutier qui le remercia. Cette fois-ci, on ne leur avait même pas permis d’emporter une valise. On leur avait dit que les bagages suivraient.
A la fin de l’année précédente, Schindler avait vu dans le bulletin SS du budget et de la construction un appel d’offres pour la construction d’un crématoire dans un camp situé au sud-est de Lublin, Belzec. Schindler examina le bijoutier. Soixante-trois ou quatre ans. Un peu maigrichon. Il avait dû attraper une pneumonie l’hiver précédent. Il portait un costume à rayures, trop chaud pour la saison. On lisait dans son regard une infinie résignation à la souffrance. Mais même au début de cet été 1942, il était impossible d’établir une relation entre un homme comme celui-là et ces fours gigantesques dont on entendrait parler. Qu’est-ce qu’ils manigançaient ? Est-ce qu’ils allaient provoquer une épidémie parmi les prisonniers ?
Schindler, après être remonté jusqu’à la locomotive, fit le chemin en sens inverse, le long des quelque vingt wagons, lançant le nom de Bankier aux visages qui se pressaient contre les grillages. Pourquoi particulièrement Bankier? Pourquoi celui-là et pas tous les autres qui le valaient bien et dont le destin s’arrêterait au bout de cette voie ferrée? Un philosophe aurait peut-être mesuré la futilité de cette démarche. Il se serait empêtré sur l’égalité des chances que méritaient tous ces gens. Mais Schindler était un philosophe innocent. Il connaissait les gens qu’il connaissait. Il connaissait Bankier. Et il criait de plus en plus fort : « Bankier ! Bankier ! »
Un jeune Oberscharführer SS, expert en ce genre de convois, qui était venu spécialement de Lublin, lui fit signe d’arrêter et de présenter son laissez-passer. Le SS tenait dans sa main une liasse de feuillets portant des listes de noms.
— Mes travailleurs, dit Schindler. Essentiels pour l’industrie. Mon directeur du personnel. C’est complètement idiot. Je dois remplir des contrats pour l’Inspection des armements, et vous embarquez les travailleurs absolument indispensables.
— Impossible de vous les rendre, dit le jeune sous-officier. Ils sont sur la liste.
Le SS savait d’expérience que tous les gens sur la liste devaient arriver à la même destination.
Oskar baissa le ton pour prendre cette voix rauque de l’homme raisonnable, bien en place, qui n’a pas encore dévoilé toutes ses batteries.
— Herr Oberscharführer sait-il combien de temps il me faudra pour remplacer tous ces ouvriers qualifiés ? Sait-il que dans mon usine, la Deutsche Emailwaren Fabrik, j’ai un atelier consacré à la fabrication d’obus, un atelier qui intéresse particulièrement le général Schindler, mon homonyme ? Herr Oberscharführer sait-il qu’un ralentissement de la production pourrait avoir des conséquences fâcheuses pour ses camarades sur le front russe, et que l’Inspection des armements pourrait bien demander quelques explications ?
Le jeune homme hocha la tête. Il avait des ordres.
— J’ai déjà entendu cette histoire quelque part, monsieur.
On sentait cependant qu’il était inquiet. Oskar lui adressa la parole d’une voix mesurée, mais sur un ton qui ne prêtait pas à équivoque :
— Ce n’est pas à moi de discuter la liste. Où est l’officier responsable ?
Le jeune homme indiqua un peu plus loin un SS qui fronçait les sourcils au-dessus de ses lunettes.
— Puis-je prendre votre nom, Herr Untersturmführer ? demanda Oskar tout en tirant un carnet de sa poche.
L’officier SS fit une déclaration sur le bien-fondé de la liste. Schindler devint alors plus tranchant. Oui, il avait entendu parler de cette liste. Ce qu’il demandait, c’était le nom de l’Untersturmführer. Il avait l’intention d’en appeler directement à l’Oberführer Scherner ou au général Schindler de l’Inspection des armements.
— Schindler ? demanda l’officier.
Pour la première fois, il examina attentivement Oskar. L’homme était d’une rare élégance. Il portait des insignes qui attiraient le respect. Il avait des
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