La Liste De Schindler
réalité.
Un petit parc vallonné surplombait le côté sud du ghetto, face à la rue Rekawka. L’endroit était paisible, propice à la réflexion. On y pouvait contempler le ghetto comme on aurait contemplé un tableau représentant le siège d’une ville médiévale. En se promenant de colline en colline, la carte des lieux se déroulait devant vous. Rien de ce qui se passait là-bas n’échappait à un observateur averti.
Schindler avait repéré le coin en faisant une promenade à cheval avec Ingrid au printemps. Ecœuré par le spectacle de Prokocim, il décida de se remettre à l’équitation. Le lendemain de son intervention en faveur de Bankier, il loua deux chevaux aux écuries du parc Bednarskiego. Longues vestes de cavalier, culottes impeccables, bottes rutilantes, Ingrid et lui avaient vraiment fière allure. Tristan et Iseut chevauchant les nuages au-dessus d’un tas d’immondices…
Ils firent un petit galop dans la prairie après avoir traversé un endroit boisé. Bientôt, ils purent contempler en enfilade toute la rue Wegierska. Ils voyaient une foule assemblée au coin de l’hôpital, et, plus proche d’eux encore, une bande de SS accompagnés de chiens pénétrant dans les immeubles. Des familles entières étaient jetées à la rue. Chacun, malgré la chaleur, s’agrippait à son manteau comme s’il devait quitter les lieux pour un bon moment. Ingrid et Oskar immobilisèrent leurs chevaux dans un coin ombragé pour contempler le spectacle. Des miliciens de l’OD, armés de matraques, accompagnaient les SS. Parmi ces policiers juifs, certains s’en donnaient à cœur joie : ils matraquaient trois femmes qui, sans doute, n’allaient pas assez vite. Oskar sentit monter une bouffée de colère. Ainsi les SS utilisaient des juifs pour taper sur les juifs. Il lui apparut plus tard que certains OD jouaient de la matraque pour éviter le pire pour eux-mêmes. Un nouveau règlement avait été mis en vigueur : si un OD ne parvenait pas à faire sortir une famille entière dans la rue, sa propre famille en subirait les conséquences.
Dans la rue Wegierska, les gens s’alignaient sur deux rangs. L’un restait stable, mais l’autre était régulièrement tronçonné au fur et à mesure qu’il s’allongeait. Le surplus était expédié en colonne vers la rue Jozefinska pour disparaître ensuite. Il n’était pas très difficile de deviner ce que tout ce rassemblement et ces divers mouvements signifiaient. Schindler et Ingrid, à l’abri des sapins, pouvaient contempler l’Aktion à quelques centaines de mètres de distance.
Au fur et à mesure que les familles étaient expulsées de leurs appartements, on les séparait en deux groupes sans aucune considération pour les attaches familiales. Les jeunes filles possédant les papiers adéquats étaient rassemblées dans le groupe qui ne bougeait pas. Elles appelaient leurs mères dans l’autre groupe. Un travailleur des équipes de nuit, encore tout abruti de sommeil, fut expédié dans un groupe. Sa femme et son enfant dans l’autre. Le jeune homme, au milieu de la rue, tentait de discuter avec un OD.
« J’en ai rien à foutre, du Blauschein. Je veux aller avec Eva et le gosse. »
Un SS armé intervint. L’aspect du soldat, jeune et musclé dans son uniforme d’été fraîchement repassé, paraissait incongru au milieu de cette masse indescriptible de Ghettomenschen. On pouvait voir de la colline les reflets du pistolet bien huilé qu’il tenait en main.
Le SS frappa le juif en vociférant. Schindler, bien qu’il fût hors de portée de la voix, était certain d’avoir entendu à la gare de Prokocim le discours que l’autre tenait : « Je n’en ai rien à foutre. Si vous voulez rejoindre votre putain de juive, eh bien, en avant ! » L’homme alla rejoindre l’autre groupe. Schindler le vit s’approcher de sa femme et l’embrasser, tandis qu’une autre femme profitait de cette petite scène conjugale pour s’esquiver à l’intérieur d’une maison sans être vue du Sonderkommando SS.
Oskar et Ingrid firent tourner leurs chevaux, traversèrent une allée de verdure et se trouvèrent bientôt sur un petit monticule calcaire surplombant la rue Krakusa. Il y avait moins d’agitation que dans la rue Wegierska. Une colonne de femmes et d’enfants, encadrée par deux gardes, l’un en avant, l’autre en arrière, se dirigeait vers la rue Piwna. Il y avait quelque chose d’anormal dans cette foule : beaucoup
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