La Liste De Schindler
conséquences d’une politique voulue qui n’avait rien à voir avec les « bavures » du temps de guerre. Il savait désormais que les SS obéissaient à des ordres spécifiques. Comment expliquer autrement qu’un des leurs eût pu laisser une enfant voir ce dont ils étaient capables ?
Un peu plus tard, quand Oskar fut remis d’aplomb avec quelques verres de cognac, il se résigna à comprendre. S’ils laissaient des témoins, des témoins comme le Petit Chaperon rouge, c’est parce que ces témoins, eux aussi, étaient appelés à disparaître.
Au coin de la Plac Zgody (la place de la Paix) se dressait l’Apotheke, tenue par Tadeus Pankiewicz. C’était une pharmacie à l’ancienne, pleine de bocaux en porcelaine affichant des noms latins et de quelques centaines de tiroirs renfermant les médicaments susceptibles de soulager les souffrances des citoyens de Podgorze. M. Pankiewicz avait obtenu de l’administration la permission de vivre au-dessus de sa pharmacie, et ceci à la demande des médecins du ghetto. Il était le seul Polonais non juif admis à vivre à l’intérieur. C’était un homme tranquille et cultivé, qui venait tout juste de dépasser la quarantaine. On voyait défiler chez lui l’élite de l’intelligentsia : Abraham Neumann, le peintre impressionniste, Léon Steinberg, le philosophe, le Dr Rappaport qui faisait autorité en matière de médecine. Mais, surtout, sa boutique servait de relais entre l’Organisation de combat juive (OBZ) et les partisans de l’armée polonaise du peuple. Dolek Liebeskind, Shimon et Gusta Dranger, qui avaient pris la tête de l’OBZ de Cracovie, utilisaient Tadeus Pankiewicz comme boîte aux lettres. L’important était de ne pas le compromettre dans leur action qui était aux antipodes de la politique préconisée par le Judenrat.
Le petit square qui donnait sur la pharmacie Pankiewicz devint, en ce début de juin, une sorte de centre de tri. « C’était à peine croyable, devait dire Pankiewicz plus tard. On ramassait les gens devant la pharmacie. On leur disait d’abandonner leurs valises : “Ne craignez rien, on les fera suivre…” Ceux qui résistaient, ceux qui se faisaient prendre avec de faux papiers attestant leur origine aryenne étaient fusillés sur-le-champ. Mais ceux qui étaient épargnés semblaient étrangement indifférents aux coups de feu, aux cris, aux gémissements et aux corps qui s’amoncelaient sur les trottoirs. Une fois les camions arrivés, une fois les cadavres empilés à l’intérieur par les juifs de corvée, les survivants se remettaient à espérer. »
Pankiewicz pouvait entendre les salades que les sous-officiers SS déblatéraient toute la journée ; « Je vous assure, madame, on envoie les juifs dans un camp de travail. On a besoin de vous là-bas. » Le visage de ces femmes trahissait la folle espérance de croire en quelque chose. Les SS, leurs fusils encore chauds des meurtres qu’ils venaient de commettre, donnaient des instructions sur la façon d’étiqueter les bagages.
Au cours de sa promenade dans le parc Bednarskiego, Oskar Schindler n’avait pas pu voir ce qui se passait sur la Plac Zgody. Mais ni Schindler sur la colline ni Pankiewicz dans sa boutique n’avaient jamais été témoins d’une telle horreur méthodique. Comme Oskar, Pankiewicz sentait monter la nausée, ses oreilles bourdonnant comme s’il avait reçu un coup sur la tête. Dans toute cette confusion, il n’avait même pas remarqué les corps de ses deux amis – Gebirtig, compositeur de la célèbre chanson Brûle, ma ville, brûle ! et Neumann, le peintre. Des médecins hors d’haleine, qui avaient fait au pas de course le trajet de l’hôpital à la pharmacie, demandaient maintenant des médicaments pour les blessés qu’ils avaient récupérés dans les rues. L’un d’entre eux réclama des émétiques pour tenter de faire vomir ceux qui avaient absorbé du cyanure. Un ingénieur, que Pankiewicz connaissait bien, avait pris une dose en cachette pendant que sa femme tournait le dos.
Le jeune Dr Idek Schindel, employé à l’hôpital du ghetto au coin de la rue Wegierska, vit arriver une femme à demi hystérique, hurlant qu’ils étaient en train d’embarquer les enfants. Elle les avait vus alignés en rang d’oignons dans la rue Krakusa. Genia était dans le lot. Schindel avait confié Genia le matin même à des voisins (c’était lui qui s’occupait d’elle dans le ghetto puisque ses
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