La Liste De Schindler
ces gens pourraient encore servir à quelque chose. Les victimes étaient ensuite trimbalées vers des espèces de casemates portant l’inscription salles de douches et d’inhalation sur lesquelles on avait apposé des étoiles de David en bronze. Les SS tentaient de les rassurer, indiquant que pour être entièrement désinfecté, il fallait respirer profondément. Bachner vit une petite fille laisser tomber son bracelet sur le sol. Un enfant d’environ trois ans le ramassa et se mit à jouer avec en se dirigeant vers une des casemates.
Ces casemates, c’étaient les chambres à gaz, racontait Bachner. Ils y sont tous passés. Après cela, des équipes circulaient à l’intérieur pour dégager les pyramides de corps et les emporter vers des fosses. En moins de deux jours, tout le monde était mort, sauf lui. En attendant son tour d’être gazé, il avait réussi à se planquer dans une des latrines et à se faufiler dans la fosse. Il était resté là pendant trois jours, avec de la merde jusqu’au cou et les essaims de mouches sur le visage. Il s’était tenu debout, dans le trou, pétrifié à l’idée de tomber dans le magma puant. Il avait réussi à s’échapper au cours de la troisième nuit et à filer le long de la voie ferrée. Tout le monde pensait qu’il avait réussi à s’en tirer parce qu’il était devenu à moitié fou. Une main secourable – une paysanne, peut-être – l’avait recueilli, nettoyé et lui avait donné des vêtements. C’est ainsi qu’il était revenu à son point de départ.
Certaines personnes n’arrivaient pas à y croire. Elles pensaient que Bachner était un peu fêlé. Des prisonniers d’Auschwitz n’avaient-ils pas envoyé des cartes postales à leurs parents ? Pourquoi Belzec aurait-il été différent d’Auschwitz ? Non, décidément, ces rumeurs n’étaient guère crédibles. Dans le climat émotionnel du ghetto, on s’accrochait à ce qu’on voulait croire.
Schindler apprit par ses informateurs que les chambres à gaz de Belzec avaient été construites au cours du printemps par des ingénieurs SS d’Oranienburg sous la supervision d’une firme d’ingénierie de Hambourg. Selon le témoignage de Bachner, on pouvait estimer leur capacité à trois mille mises à mort par jour. On était en train de construire également des fours crématoires par crainte de ne pouvoir disposer assez rapidement des cadavres selon les bonnes vieilles méthodes en vigueur. La firme qui avait construit les équipements de Belzec allait en installer d’autres à Sobibor, situé également dans le district de Lublin. Des appels d’offres avaient été lancés et acceptés pour Treblinka, près de Varsovie, où la construction était déjà en route. Les chambres à gaz et les fours crématoires étaient déjà en service dans le camp principal d’Auschwitz et à Auschwitz 2, l’immense camp annexe de Birkenau situé à quelques kilomètres. Les groupes de résistance affirmaient qu’on pouvait envoyer à la mort plus de dix mille personnes en une seule journée à Auschwitz 2. Le camp de Chelmno, dans la région de Lodz, avait lui aussi bénéficié des nouvelles technologies.
Cela fait désormais partie de l’Histoire. Mais découvrir cet univers en 1942, se l’entendre décrire par un beau jour de juin, quel choc ! Oui, il y avait de quoi traumatiser les têtes les mieux faites. Des millions de personnes à travers l’Europe, les habitants du ghetto de Cracovie, comme tant d’autres, comme Oskar lui-même, durent, à cette époque, rajuster leur vision du monde et se faire à l’idée que Belzec, et d’autres camps semblables, cachés au milieu des forêts polonaises, faisaient désormais partie de leur univers.
Ce fut au cours de cet été qu’Oskar obtint les titres de propriété des établissements Rekord au terme d’une mise en liquidation entérinée par le tribunal de commerce de Pologne. Après avoir été témoin de ce qui s’était passé rue Krakusa, Oskar était désormais persuadé que les armées allemandes – qui avaient pourtant franchi le Don et qui s’apprêtaient à envahir les régions pétrolifères du Caucase – ne pourraient pas gagner la guerre. Il pensait qu’il serait prudent, par conséquent, de légitimer au maximum ses droits acquis sur l’usine de la rue Lipowa. Il espérait encore, d’une façon un peu enfantine et contre le vent de l’Histoire, que la chute du nazisme ne remettrait pas en cause cette
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