La Liste De Schindler
pouvait-il manquer de reconnaître quelques visages familiers : des vieux clients de sa mère, des gens qui lui avaient demandé comment ça allait à l’école, qui lui avaient donné des bonbons et des pâtisseries, des braves gens, quoi, dont les cadavres étaient honteusement exposés sur ces pavés gorgés de sang.
Il ne vint pas à l’idée de Pfefferberg de rechercher si les corps de sa femme et des H… se trouvaient là. Mais il sentait confusément qu’il était important qu’il eût vu cela, parce que d’autres années viendraient, des années meilleures, les années des tribunaux. Il était venu pour pouvoir témoigner. Schindler avait éprouvé le même sentiment quand il avait vu de sa colline ce qui s’était passé rue Rekawka.
De l’autre côté de la cour, dans la rue Wegierska, une foule se dirigeait lentement vers le portail de Rekawka. Elle semblait plus abattue que désespérée, un peu comme les groupes d’ouvriers qui se pressent aux portes des usines le lundi matin. Pfefferberg remarqua au milieu d’un groupe ses voisins de la rue Jozefinska. Il quitta la cour de l’hôpital après avoir jeté un dernier regard pour bien tout enregistrer. Qu’était-il arrivé à Mila? Quelqu’un l’aurait-il vue ? « Elle est déjà partie », dit quelqu’un. Le Sonderkommando était passé. Elle devait déjà avoir franchi le portail pour se rendre à l’autre endroit. A Plaszow.
Mila et lui avaient échafaudé un plan d’urgence au cas où ils se trouveraient dans une impasse telle que celle-ci. Si l’un d’eux devait se retrouver à Plaszow, il vaudrait mieux que l’autre fasse tout pour rester en dehors. Il savait que Mila avait le don de savoir passer inaperçue, ce qui, pour un prisonnier, est une qualité primordiale. Il savait aussi qu’elle pouvait parfois être torturée par la faim. Il s’arrangerait pour lui faire passer des choses de l’extérieur. Il était sûr que ce genre de combine pourrait marcher. C’était quand même une décision difficile à prendre. Il pouvait voir tous ces groupes hébétés, pratiquement sans escorte maintenant, se dirigeant vers le portail sud en direction de Plaszow et de ses usines ceinturées de barbelés. Sans doute la plupart de ces gens considéraient-ils qu’ils seraient plus en sécurité là-bas qu’ailleurs. Peut-être n’avaient-ils pas tort.
Bien qu’il se fît tard maintenant, la lumière était encore vive, comme si la neige allait se mettre à tomber. Poldek parvint à franchir la rue et à pénétrer dans un immeuble. Il se demandait s’il était vide ou s’il abritait encore des habitants du ghetto qui se cachaient naïvement ou – dans le cas de ceux qui pensaient que les SS ne pouvaient vous emmener que dans les chambres à gaz – astucieusement peut-être.
Poldek était à la recherche d’une cachette sûre. Utilisant les passages intérieurs aux immeubles, il parvint jusqu’au dépôt de bois de la rue Jozefinska. Les planches y étaient rares. Il n’y avait pas de piles derrière lesquelles se cacher. Le meilleur endroit serait peut-être derrière les grilles de fer à l’entrée du dépôt. Leur taille et leur couleur sombre les rendraient presque invisibles quand la nuit tomberait. Il opta pour les grilles.
L’interstice entre le montant et la grille lui permettait d’observer une partie de la rue Jozefinska. Ramenant son pardessus sur ses oreilles, il se mit en observation. Un couple se dirigeant vers le portail passa rapidement en tentant d’éviter les balluchons et les valises abandonnés au milieu de la chaussée, tous soigneusement étiquetés pour rien. Kleinfeld. Lehrer. Baume. Weinberg. Smolar. Strus . Rosenthal . Birman. Zeitlin . Des noms pour lesquels aucun reçu ne serait jamais donné. Des marchandises chargées d’Histoire, avait écrit le jeune poète Josef Bau. Où sont tous mes trésors ?
Au-delà de ce champ de bataille de balluchons épars, il pouvait entendre les aboiements coléreux des chiens. Il aperçut ensuite trois SS s’engageant dans la rue Jozefinska. L’un d’entre eux semblait s’agiter au milieu d’un tourbillon canin qui se révéla être deux gros chiens policiers. Poldek ne pouvait s’empêcher de penser que Cracovie avait été quand même une bien bonne ville, une ville amicale, et que des chiens comme ça avaient l’air d’étrangers ici. Même dans ce moment de panique, caché derrière une grille de fer au milieu d’un fatras de valises, il
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