La Liste De Schindler
les rues, ou peut-être buvant le café avec les sous-officiers en se félicitant de se trouver du bon côté du manche.
Pendant que les chariots se dirigeaient vers le portail du ghetto, les Wulkan, aplatis derrière leurs piles de cartons, entendaient le claquement ininterrompu des coups de feu dans les rues adjacentes. Cela signifiait qu’Amon Goeth, Willi Haase, Albert Hujar, Horst Pilarzik et quelques centaines d’autres fouillaient les greniers, les caves, les faux plafonds et les recoins pour dénicher tous ceux qui étaient restés prostrés en silence toute la journée en espérant échapper au pire.
Plus de quatre mille personnes furent ainsi découvertes dans la nuit et exécutées dans les rues. Au cours des deux journées suivantes, les cadavres furent transportés à Plaszow sur des camions découverts et enterrés dans deux fosses communes creusées dans les bois à la périphérie du camp.
CHAPITRE 22
Nous ignorons dans quel état d’âme Oskar Schindler passa cette journée du 13 mars, la dernière et la pire que le ghetto eût connue. Mais dès que ses ouvriers revinrent sous bonne garde de Plaszow, il était prêt à recueillir toutes les informations nécessaires pour les passer au Dr Sedlacek lors de sa prochaine visite. D’après le récit des prisonniers, il sut immédiatement que le Zwangsarbeitslager de Plaszow – comme on l’appelait dans le jargon bureaucratique des SS – serait le royaume de l’irrationnel. Goeth avait à nouveau assouvi sa haine contre les ingénieurs en laissant ses sbires assommer Zygmunt Grünberg. On le transporta si tard à l’infirmerie proche du camp des femmes que sa mort était pratiquement assurée.
Pendant que ses ouvriers dégustaient avec délectation la bonne soupe quotidienne servie à la DEF, Oskar apprit que Plaszow ne serait pas seulement un camp de travail mais aussi un lieu d’exécution. Tout le camp pouvait entendre les salves des pelotons. De plus certains prisonniers étaient témoins de ces exécutions.
M… (1) , par exemple, qui travaillait avant-guerre dans la décoration d’appartements. Dès les premiers jours de l’existence du camp, on sollicita ses services pour décorer les petites villas des SS qui bordaient l’allée située au nord de l’enceinte. Comme tout artisan de bonne facture, il disposait d’une certaine liberté de mouvement.
Au cours d’un après-midi de ce printemps, quittant la villa de l’Untersturmführer Léo John pour retourner dans les entrepôts de l’usine en remontant le sentier de la colline, appelée Chujowa Gorka, sur laquelle était planté l’ancien fort autrichien, il dut faire un écart pour laisser passer un camion. M… remarqua sous la bâche des femmes gardées par des Ukrainiens en treillis blancs. Planqué derrière un tas de planches, il n’avait eu qu’un aperçu de ces femmes qu’on fit descendre du camion pour les mener à l’intérieur du fort et qui, semblait-il, refusaient de se déshabiller. Un SS, Edmund Sdrojewski, dirigeait les opérations. Des sous-officiers ukrainiens faisaient avancer les femmes à coups de trique. M… pensa que c’étaient des juives prises avec de faux papiers attestant de leur origine aryenne qui devaient venir de la prison de Montelupich. Certaines d’entre elles hurlaient sous les coups de trique, mais les autres se refusaient à émettre le moindre cri, comme pour priver les Ukrainiens de cette dernière satisfaction. L’une d’entre elles se mit à entonner le Shema Yisroel, que tout le groupe reprit en chœur. Les versets montaient avec ferveur de la colline comme s’il était apparu à ces femmes – qui prétendaient hier encore être d’origine aryenne – que les faux-fuyants n’étaient plus de mise et qu’elles étaient désormais libres de clamer la différence ethnique qui les séparait de Sdrojewski et des Ukrainiens. C’est ainsi, en revendiquant bien fort leur identité religieuse et culturelle, qu’elles furent toutes passées par les armes. La nuit tombée, les Ukrainiens entassèrent les cadavres dans des brouettes et les enterrèrent dans les bois à l’extrémité de Chujowa Gorka.
Les gens du camp étaient au courant de cette première exécution sur la colline que certains appelaient désormais la « colline des couillons ». Ils pensaient qu’on fusillait là-bas les résistants, les marxistes inconditionnels ou encore les nationalistes débiles. Là-haut, c’était une autre planète. Si l’on
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