La Liste De Schindler
de décision. Mila craignait, non sans quelque raison, que les SS n’envoient des gaz dans les égouts ou qu’ils ne résolvent le dilemme en arrivant plus tôt que prévu chez les Pfefferberg.
La tension nerveuse montait dangereusement dans la petite chambre du dernier étage. Que faire ? Certains voisins devaient se poser la même question. D’autres, plutôt que de subir la pénible attente, étaient déjà descendus dans la rue avec les quelques bagages qu’ils espéraient conserver. Il est vrai que le contraste entre le vacarme qu’on entendait au loin et, là, le silence ponctué seulement du craquement familier des murs donnait envie de descendre dans la rue. Vers midi, Poldek et Mila mâchonnèrent les trois cents grammes de pain noir qu’ils avaient chacun en réserve. Les bruits de l’Aktion s’engouffraient maintenant par la rue Wegierska, à quelques centaines de mètres de là, puis ils s’estompèrent à nouveau dans le milieu de l’après-midi. Ensuite, un silence presque total. Quelqu’un tenta vainement de faire fonctionner une chasse d’eau récalcitrante sur le palier du premier étage. Etait-il possible qu’on les eût oubliés ?
Ce dernier après-midi de leur vie au n° 2 de la rue Jozefinska ne semblait pas devoir finir en dépit de l’obscurité qui commençait à tomber. En fait, bien que ce ne fût pas encore l’heure du crépuscule, il faisait assez sombre, pensait Poldek, pour essayer les égouts. Maintenant que le calme était un peu rétabli, il avait envie d’aller voir ce qu’en pensait le Dr H…
— Non, s’il te plaît, plaida Mila.
Il réussit à la réconforter. Il ne prendrait pas les rues mais passerait d’un immeuble à l’autre à travers les passages qui les reliaient. Il multiplia les assurances. Il ne semblait pas qu’il y eût de patrouilles dans les rues adjacentes. Il se planquerait s’il voyait un OD ou un SS aux croisements. Il serait de retour dans cinq minutes.
— Ma chérie, ma chérie, il faut absolument que je voie le Dr H…
Il descendit par les escaliers du fond, franchit la cour à travers une ouverture pratiquée dans le mur de l’écurie et ne sortit en pleine rue qu’une fois arrivé près du Bureau du travail. Il se risqua à traverser l’avenue pour se rendre dans le terrain vague que bordait un pâté de maisons triangulaire où des petits groupes de gens en plein désarroi discutaient de savoir s’il valait mieux se tenir dans les cuisines, les caves, les couloirs ou en plein air. Il sortit dans la rue Krakusa juste en face de la maison où habitait le médecin.
L’immeuble du Dr H… était vide, mais Poldek remarqua dans la cour un homme entre deux âges, complètement hébété, qui lui dit que le Sonderkommando était déjà passé et que le médecin et sa femme, après s’être cachés, avaient tenté de rejoindre les égouts. « Peut-être est-ce la meilleure solution, ajouta l’homme. Parce qu’ils vont revenir, les SS. » Poldek hocha la tête. Ayant survécu à pas mal d’Aktionen, il connaissait maintenant la tactique.
Il refit exactement le chemin inverse pour retourner chez lui, mais là il n’y avait plus personne. Toutes les portes étaient ouvertes, toutes les chambres vides et Mila avait disparu avec ses bagages. Il se demanda s’ils ne s’étaient pas tous réfugiés dans l’hôpital, le Dr H…, sa femme et Mila. Peut-être les H… étaient-ils venus la chercher ?
Poldek redescendit aussi vite qu’il pouvait, reprit le passage de l’écurie et finit par rejoindre la cour de l’hôpital. Des draps ensanglantés pendaient aux fenêtres des deux étages supérieurs. Les pavés étaient jonchés de cadavres, têtes fracassées, membres tordus, empilés les uns sur les autres. Il ne s’agissait bien évidemment pas des derniers malades des Drs B… et H… Ces gens avaient été rassemblés au cours de la journée et exécutés. Certains avaient dû être détenus dans les étages supérieurs, tués et jetés dans la cour par les fenêtres.
Bien que n’ayant pas eu le temps de faire une évaluation précise, Poldek affirmera toujours quand on l’interrogera sur ce massacre qu’il y avait entre soixante et soixante-dix victimes. Poldek qui avait vécu toute son enfance à Podgorze puis dans le Centrum avait souvent rendu visite avec sa mère aux personnes influentes de leur communauté, comme il était de bon ton dans la petite ville provinciale qu’était Cracovie. Aussi ne
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