La Loi des mâles
roi soient traités autrement que
ceux qui le trahissent. Vous gouvernez bien. Ce… ce don qui me marque votre
estime, quand allez-vous le signer ?
— À présent, mon oncle, si vous
le souhaitez… mais daté de demain, répondit le roi Philippe V.
Pour la troisième fois, et toujours
par moyen d’argent, il avait muselé Valois.
— Il était temps que je sois
couronné, dit Philippe à son argentier quand Valois fut parti, car s’il m’avait
fallu discuter encore, je crois que la prochaine fois j’aurais dû vendre le
royaume.
Et comme Fleury s’étonnait de
l’énormité de la somme promise :
— Rassurez-vous, rassurez-vous,
Geoffroy, ajouta-t-il ; je n’ai point encore marqué quand cette donation
serait versée. Il ne la touchera que par petites fractions,… Mais il pourra
emprunter dessus… Maintenant allons à souper.
Le cérémonial voulait qu’après le
repas du soir, le roi, entouré de ses officiers et du chapitre, se rendît à la
cathédrale pour s’y recueillir et faire oraison. L’église était déjà toute
prête, avec les tapisseries pendues, les centaines de cierges en place, et la
grande estrade élevée dans le chœur. Les prières de Philippe furent courtes,
mais il passa néanmoins un temps considérable à se faire instruire une dernière
fois du déroulement des rites et des gestes qu’il aurait lui-même à accomplir.
Il alla vérifier la fermeture des portes latérales, s’assura des dispositions
de sécurité, et s’enquit de la place de chacun.
— Les pairs laïcs, les membres
de la famille royale et les grands officiers sont sur l’estrade, lui
expliqua-t-on. Le connétable reste à côté de vous. Le chancelier se tient à
côté de la reine. Ce trône, en face du vôtre, est celui de l’archevêque de
Reims, et les sièges disposés autour du maître-autel sont pour les pairs
ecclésiastiques.
Philippe parcourait l’estrade à pas
lents, aplatissait, du bout de son pied, le coin soulevé d’un tapis.
« Comme c’est étrange, se
disait-il. J’étais ici, à cette même place, l’autre année, pour le sacre de mon
frère… Je n’avais point porté attention à tous ces détails. »
Il s’assit un moment, mais non sur
le trône royal ; une crainte superstitieuse lui défendait de l’occuper
déjà. « Demain… demain je serai vraiment roi. » Il pensait à son
père, à la lignée d’aïeux qui l’avaient précédé en cette église ; il
pensait à son frère, supprimé par un crime dont il était innocent mais dont
tout le profit maintenant lui revenait ; il pensait à l’autre crime, celui
commis sur l’enfant, qu’il n’avait pas ordonné non plus mais dont il était le
complice muet… Il pensait à la mort, à sa propre mort, et aux millions d’hommes
ses sujets, aux millions de pères, de fils, de frères, qu’il gouvernerait
jusque-là.
« Sont-ils tous à ma semblance,
criminels s’ils en avaient l’occasion, innocents seulement d’apparence, et
prêts à se servir du mal pour accomplir leur ambition ? Pourtant, lorsque
j’étais à Lyon, je n’avais que des vœux de justice. Est-ce bien sûr ?… La
nature humaine est-elle si détestable, ou bien est-ce la royauté qui nous rend
ainsi ? Est-ce le tribut que l’on paye à régner, que de se découvrir à tel
point impur et souillé ?… Pourquoi Dieu nous a-t-il faits mortels, puisque
c’est la mort qui nous rend détestables, par la peur que nous en avons comme
par l’usage que nous en faisons ?… On va peut-être tenter de me tuer cette
nuit. »
Il regardait de hautes ombres
vaciller sur les murs, entre les piliers. Il n’éprouvait pas de repentance,
mais seulement un manque de bonheur.
« Voilà sans doute ce qu’on
appelle faire oraison, et pourquoi l’on nous conseille, la nuit avant le sacre,
cette station en l’église. »
Il se jugeait lucidement, tel qu’il
était : un mauvais homme, avec les dons d’un très grand roi.
Il n’avait pas sommeil, il fût resté
volontiers là, longtemps encore, à méditer sur lui-même, sur l’humaine
destinée, sur l’origine de nos actes, et à se poser les vraies grandes questions
du monde, celles qui ne peuvent jamais être résolues.
— Combien de temps durera la
cérémonie ? demanda-t-il.
— Deux pleines heures, Sire.
— Allons ! Il faut nous
forcer à dormir. Nous devons être dispos demain.
Mais lorsqu’il eut regagné le palais
archiépiscopal, il entra chez la reine
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