La Loi des mâles
qu’elle n’en crève.
Comprenez.
« C’est la manie des sots que
de vous sommer de comprendre. Bah ! Quand il aura la langue sèche, il
s’arrêtera ! Mais ce que je comprends fort bien, moi, se disait le
banquier, c’est que mon Guccio se soit mis folie en tête pour cette belle
fille. Je lui donnais tort jusque-là, mais depuis qu’elle est entrée j’ai
changé d’avis, et si mon âge permettait que pareille chose m’arrivât encore, je
me serais sans doute conduit plus follement que lui. Les beaux yeux, les beaux
cheveux, la belle peau un vrai fruit de printemps ! Et comme elle semble
supporter son malheur avec courage ! Car après tout, les deux autres
crient tempêtent, font les importants, mais c’est bien pour elle, la pauvre
enfant, que la peine est la plus grande ! Elle a sûrement une bonne âme.
Quelle pitié pour elle d’être née sous le toit de ces deux niais, et comme
j’aurais aimé que Guccio pût l’épouser au grand jour, qu’elle vécût ici, et que
ma vieillesse se réjouît à la contempler. »
Il ne la quittait pas du regard.
Marie levait les yeux sur lui, les rabaissait aussitôt, les relevait, inquiète
de cette observation insistante.
— Comprenez, messer, que votre
neveu…
— Oh ! celui-là, je le
renie, je l’ai déshérité ! S’il n’avait fui pour l’Italie, je crois que je
l’aurais tué de mes doigts. Si je pouvais seulement savoir où il se cache dit
Tolomei en se prenant le front d’un air accablé.
À l’abri du petit auvent de ses
mains, et ne se laissant voir que de la jeune fille, il cligna de sa grosse
paupière habituellement affaissée. Marie sut alors qu’elle avait un
allié ; elle ne put retenir un soupir. Guccio était vivant, Guccio était
en lieu sûr, et Tolomei savait où. Que lui importait le cloître
maintenant !
Elle n’écoutait plus le discours de
son frère Jean. Elle aurait pu d’ailleurs le réciter par cœur. Pierre de
Cressay lui-même se taisait, avec un air de vague lassitude. Il se reprochait,
sans oser l’avouer, d’avoir cédé lui aussi à une colère absurde. Et il laissait
son aîné parler de l’honneur du sang et des lois de chevalerie, pour justifier
leur énorme sottise.
Car lorsque les frères Cressay,
sortant de leur pauvre petit manoir délabré et de leur cour qui sentait le
fumier hiver comme été, voyaient la demeure princière de Tolomei, lorsqu’ils
respiraient cet air de richesse, d’abondance, qui flottait dans toute la maison,
force leur était de reconnaître que leur sœur, s’ils avaient consenti à ce
mariage, n’eût pas été des plus mal loties. Mais si le cadet éprouvait, au
fond, quelque remords à l’égard de sa sœur, l’aîné, d’esprit buté, et animé
d’un assez bas sentiment de jalousie, pensait « Pourquoi aurait-elle
droit, par péché, à tant de richesses alors que nous peinons dans une vie
misérable ? »
Marie, elle non plus, n’était pas
insensible au luxe qui l’entourait, l’éblouissait, et ne faisait qu’aviver ses
regrets.
« Si seulement Guccio avait pu
être un petit peu noble, songeait-elle, ou bien si nous, nous ne l’avions pas
été ! Qu’est-ce que cela veut dire, la chevalerie ? Est-ce là une
bonne chose, qui peut faire tant souffrir ? Et la richesse n’est-elle pas
aussi une sorte de noblesse ? »
— Ne vous inquiétez de rien,
mes amis, dit enfin Tolomei et reposez-vous en tout sur moi. C’est le devoir
des oncles de réparer les fautes de leurs mauvais neveux. J’ai obtenu, grâce à
mes hautes amitiés, que votre sœur soit accueillie au couvent des filles
Saint-Marcel. N’êtes-vous pas satisfaits ?
Les deux frères Cressay se
regardèrent et hochèrent la tête d’un air approbateur. Le couvent des Clarisses
du faubourg Saint-Marcel jouissait d’une grande réputation. N’y entraient que
des filles de haut lignage. Parfois même s’y dissimulaient, sous le voile, des
bâtardises royales. La hargne de Jean de Cressay tomba d’un seul coup, apaisée
par la vanité de caste. Il n’était pas de lieu où un déshonneur se pût racheter
avec plus d’honneur. Et quand les petits barons des alentours de Neauphle
demanderaient aux Cressay où se trouvait Marie, il ne leur serait pas
désagréable de répondre, d’un air détaché « Elle est au couvent des filles
Saint-Marcel ».
Mais Tolomei avait dû payer ou
promettre gros pour qu’elle y soit admise.
— C’est fort bonne chose, fort
bonne,
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