La Loi des mâles
Eliabel. Aux cris poussés par la veuve, à qui les saignées
n’avaient pas encore ôté toute la voix, Marie comprit l’inutile de sa démarche.
— Elle m’a répondu qu’elle
n’avait plus de fille, dit Pierre de Cressay en revenant.
Et Marie pensa une fois de plus.
« J’aurais mieux fait de m’enfuir avec Guccio. Tout cela est ma faute, je
devais le suivre. »
Les deux frères enfourchèrent leurs
montures et Jean de Cressay prit sa sœur en croupe, parce que son cheval était
le meilleur, ou plutôt le moins mauvais des deux. Pierre chevauchait le bidet
cornard sur lequel, le mois précédent, les deux frères avaient fait une si
belle entrée dans la capitale.
Marie jeta un dernier regard au
petit manoir dont les toits, sous la demi-lueur d’une aube encore mal assurée,
s’estompaient comme dans la grisaille, déjà, du souvenir. Tous les instants de
sa vie, depuis qu’elle avait ouvert les yeux, étaient inscrits entre ces murs
et dans ce paysage : ses jeux de petite fille, la surprenante découverte
de soi-même et du monde que chaque être fait à son tour, journée après journée…
l’infinie diversité des herbes dans un champ, l’étrange forme des fleurs et la
poudre merveilleuse qu’elles portent dans leur cœur, la douceur du duvet au
ventre des petits canards, les jeux du soleil sur l’aile des libellules. Elle
laissait là toutes les heures passées à se regarder grandir, à s’écouter rêver,
toutes les époques de son visage qu’elle avait si souvent miré dans l’eau
transparente de la Mauldre, et ce grand éblouissement de vivre qu’elle
ressentait parfois, couchée à plat dos au milieu de la prairie, en cherchant
des présages dans la forme des nuages et en imaginant Dieu présent dans le fond
du ciel.
— Abaisse ton chaperon, lui
ordonna son frère Jean.
Dès la rivière franchie, il fit
prendre à son cheval une allure rapide, et celui de Pierre, aussitôt, se mit à
corner.
— Jean, n’allons-nous pas un
peu vite ? dit Pierre en désignant Marie d’un mouvement de tête.
— Bah ! La mauvaise graine
est toujours solidement plantée, répondit l’aîné comme s’il souhaitait
méchamment un accident.
Mais ses espoirs furent déçus. Marie
était une fille robuste et faite pour la maternité. Elle parcourut les dix
lieues de Neauphle à Paris sans donner signe de malaise. Simplement, elle avait
les reins moulus, elle étouffait de chaleur, mais elle ne se plaignait pas. De
Paris elle ne vit, par-dessous son capuchon, que le sol des rues et le bas des
maisons. Que de jambes ! Que de souliers ! Ce qui la surprenait,
c’était le bruit, l’immense bourdonnement de la ville, les voix des crieurs,
des vendeurs de toutes denrées, les bruits des métiers. En certains endroits,
la foule était si dense que les montures avaient peine à se frayer passage. Des
passants heurtaient du coude ou de l’épaule les pieds de Marie. Enfin, les
chevaux s’arrêtèrent. On fit descendre la jeune fille qui se sentait lasse et
poussiéreuse. Seulement alors, elle fut autorisée à relever sa chape.
— Où sommes-nous ?
demanda-t-elle en contemplant avec surprise la cour d’une belle demeure.
— Chez l’oncle de ton Lombard,
répondit Jean de Cressay.
Quelques instants plus tard, un œil
fermé, l’autre ouvert, messer Tolomei regardait les trois enfants du feu sire
de Cressay assis en rang devant lui, Jean le barbu, Pierre le glabre, et leur
sœur à côté, un peu en retrait, tête baissée.
— Comprenez, messer Tolomei,
disait Jean, que vous nous avez fait une promesse.
— Certes, certes, répondait
Tolomei, et je vais la tenir, mes amis, n’en doutez pas.
— Mais comprenez qu’il faut la
tenir vite. Comprenez qu’après le bruit fait autour de cette honte, notre sœur
ne peut davantage demeurer avec nous. Comprenez que nous n’osons plus paraître
dans les maisons d’alentour, que nos serfs eux-mêmes se moquent de nous, et que
ce sera bien pire encore quand le péché de notre sœur va s’arrondir.
Tolomei avait une réponse sur le
bout des lèvres « Mais, mes garçons, c’est vous qui avez causé tout ce
bruit ! Nul ne vous obligeait de vous lancer comme des furieux contre
Guccio, en ameutant tout le bourg de Neauphle mieux que par crieur
public. »
— Et puis notre mère ne se
remet point de ce malheur, elle a maudit sa fille, et de la voir auprès d’elle
lui fait recroître la colère au point que nous craignons
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