La Louve de France
jour, que nous sommes allés voir dans
son jardin, il est là, il me regarde !
Brave Bouville, coincé dans la foule
des dignitaires ; quelles confuses et troublantes pensées roulaient dans
sa tête en apercevant le vrai roi de France, que tout le monde croyait dans un
caveau de Saint-Denis, juché sur les épaules d’un négociant lombard, tandis
qu’on couronnait l’épouse de son second successeur !
L’après-midi même, sur la route de
Dijon, deux sergents d’armes du même comte de Bouville escortaient le voyageur
siennois accompagné de l’enfant blond. Guccio Baglioni s’imaginait enlever son
fils ; il volait en fait le tenant réel et légitime du trône. Et ce secret
n’était connu que d’un vieillard auguste, dans une chambre d’Avignon emplie de
cris d’oiseaux, d’un ancien chambellan, dans son jardin du Pré-aux-Clercs, et
d’une jeune femme à jamais désespérée, dans un pré d’Ile-de-France. La reine
veuve qui habitait au Temple continuerait de faire dire des messes pour un
enfant mort.
IV
LE CONSEIL DE CHAÂLIS
L’orage a nettoyé le ciel de fin
juin. Dans les appartements royaux de l’abbaye de Chaâlis, cet établissement
cistercien qui est une fondation capétienne et où les entrailles de Charles de
Valois ont été déposées voici quelques mois, les cierges se consument en fumant
et mélangent leur odeur de cire à l’air chargé des parfums de la terre après la
pluie, et aux senteurs d’encens comme il en flotte dans toutes les demeures
religieuses. Les insectes échappés à l’orage sont entrés par les ogives des
fenêtres et dansent autour des flammes [43] .
C’est un soir triste. Les visages
sont pensifs, moroses, ennuyés, dans cette salle voûtée où les tapisseries déjà
anciennes, à semis de fleurs de lis et du modèle exécuté en série pour les résidences
royales, pendent le long de la pierre nue. Une dizaine de personnes se trouvent
là réunies autour du roi Charles IV : Robert d’Artois, autrement
appelé le comte de Beaumont-le-Roger, le nouveau comte de Valois, Philippe,
l’évêque-pair de Beauvais, Jean de Marigny, le chancelier Jean de Cherchemont,
le comte Louis de Bourbon, le boiteux, grand chambrier, le connétable Gaucher
de Châtillon. Ce dernier a perdu son fils aîné l’année précédente, et cela,
comme on dit, l’a vieilli d’un coup. Il paraît vraiment ses soixante-seize
ans ; il est de plus en plus sourd et en accuse ces bouches à poudre qu’on
lui a fait partir dans les oreilles au siège de La Réole.
Quelques femmes ont été admises
parce qu’en vérité c’est une affaire de famille qu’on doit traiter ce soir. Il
y a là les trois Jeanne, Madame Jeanne d’Evreux, la reine, Madame Jeanne de
Valois, comtesse de Beaumont, l’épouse de Robert, et encore Madame Jeanne de
Bourgogne, la méchante, l’avare, petite-fille de Saint Louis, boiteuse comme le
cousin Bourbon, et qui est la femme de Philippe de Valois.
Et puis Mahaut, Mahaut aux cheveux
tout gris et aux vêtements noirs et violets, forte en poitrine, en croupe, en
épaules, en bras, colossale ! L’âge, qui ordinairement réduit la taille
des êtres, n’a pas eu tel effet sur Mahaut d’Artois. Elle est devenue une
vieille géante, et ceci est plus impressionnant encore qu’une jeune géante.
C’est la première fois, depuis bien longtemps, que la comtesse d’Artois
reparaît à la cour autrement que couronne en tête pour les cérémonies
auxquelles l’oblige son rang, la première fois, en fait, depuis le règne de son
gendre Philippe le Long.
Elle est arrivée à Chaâlis, dans les
couleurs du deuil, pareille à un catafalque en marche, drapée comme une église
la semaine de la Passion. Sa fille Blanche vient de mourir, à l’abbaye de
Maubuisson où elle avait été enfin admise après qu’on l’eut d’abord transférée
de Château-Gaillard dans une résidence moins cruelle, près de Coutances. Mais
Blanche n’a guère profité de cette amélioration de son sort obtenue en échange
de l’annulation du mariage. Elle est morte quelques mois après son entrée au
couvent, épuisée par ses longues années de détention, par les terribles nuits
d’hiver dans la forteresse des Andelys, morte de maigreur, de toux, de malheur,
presque démente, sous un voile de religieuse, à trente ans. Et tout cela pour
quelques mois d’amour, si même on peut appeler amour son aventure avec Gautier
d’Aunay ; un entraînement plutôt à
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