La Louve de France
s’échappant d’un éventaire, et cela faisait disparaître d’un coup tout
intérêt pour ces rois qui se succédaient trop vite et échangeaient leurs
châteaux. Il savait déjà, d’autre part, que de commencer sa phrase par
« padre mio » était un sûr moyen d’obtenir ce qu’il désirait ;
mais cette fois la recette fut vaine.
— Non, quand nous reviendrons,
car à présent tu te salirais. Rappelle-toi bien ce que je t’ai enseigné. Ne
parle à la reine que si elle t’adresse la parole ; et puis tu
t’agenouilleras pour lui baiser la main.
— Comme à l’église ?
— Non, pas comme à l’église.
Viens, je vais te montrer, mais moi j’ai du mal à le faire à cause de ma jambe
blessée.
Ils étaient curieux à voir,
vraiment, pour les passants, cet étranger de petite taille, au teint sombre, et
cet enfant tout blond qui, dans une encoignure de porte, s’entraînaient à la
génuflexion.
— … Et puis tu te relèves,
rapidement ; mais ne bouscule pas la reine !
L’hôtel du Temple était fort
modifié, depuis l’époque de Jacques de Molay ; et d’abord il avait été
morcelé. La résidence de la reine Clémence ne comprenait que la grande tour
carrée à quatre poivrières, quelques logis secondaires, remises, écuries,
autour de la cour pavée, et un jardin partie potager et partie d’agrément. Le
reste de la commanderie, les habitations des chevaliers, les armureries, les
chantiers des compagnons, isolés par de hauts murs, avaient été affectés à
d’autres usages. Et cette cour gigantesque, destinée aux rassemblements
militaires, paraissait à présent déserte et comme morte. La litière d’apparat,
à rideaux blancs, qui attendait la reine Clémence, y semblait un bateau arrivé
par mégarde ou détresse dans un port désaffecté. Et bien qu’il y eût autour de
la litière quelques écuyers et valets, tout l’hôtel avait un ton de silence et
d’abandon.
Guccio et Giannino pénétrèrent dans
la tour du Temple par la porte même d’où Jacques de Molay, extrait de son
cachot, était sorti douze ans plus tôt pour être conduit au supplice [42] .
Les salles avaient été remises à neuf ; mais, en dépit des tapisseries,
des beaux objets d’ivoire, d’argent et d’or, ces lourdes voûtes, ces étroites
fenêtres, ces murs où les bruits s’étouffaient, et les proportions mêmes de
cette résidence guerrière, ne constituaient pas une demeure de femme, d’une
femme de trente-deux ans. Tout y rappelait les hommes rudes, portant le glaive
sur la robe, qui avaient un moment assuré à la chrétienté la suprématie totale
dans les limites de l’ancien empire romain. Pour une jeune veuve, le Temple
semblait une prison.
Madame Clémence fit peu attendre ses
visiteurs. Elle apparut, vêtue déjà pour la cérémonie à laquelle elle se
rendait, en robe blanche, gorgière de voile sur la naissance de la poitrine,
manteau royal sur les épaules et couronne d’or en tête. Une reine vraiment
comme on en voit peintes aux vitraux des églises. Giannino crut que les reines
étaient vêtues de cette sorte tous les jours de la vie. Belle, blonde,
magnifique, distante et le regard un peu absent, Clémence de Hongrie offrait un
sourire qui n’était que de commande, le sourire qu’une reine sans pouvoir, sans
royaume, se doit de laisser tomber sur le peuple qui l’approche.
Cette morte sans tombeau trompait
ses jours trop longs par des occupations inutiles, collectionnait les pièces
d’orfèvrerie, et c’était là tout l’intérêt qui lui restait au monde, ou qu’elle
feignait d’avoir.
L’entrevue fut plutôt décevante pour
Guccio qui attendait davantage d’émotion, mais non pour l’enfant qui voyait
devant lui une sainte du ciel en manteau d’étoiles.
Madame de Hongrie posait ces
questions bienséantes qui nourrissent la conversation des souverains lorsqu’ils
n’ont rien à dire. Guccio avait beau tenter d’orienter l’entretien vers leurs
communs souvenirs, vers Naples, vers la tempête, la reine éludait. Tout souvenir,
en vérité, lui était pénible : elle repoussait les souvenirs. Et quand
Guccio, cherchant à mettre en valeur Giannino, précisa : « Le frère
de lait de votre infortuné fils, Madame », une expression presque dure
passa sur le beau visage de Clémence. Une reine ne pleure pas en public. Mais
c’était trop d’inconsciente cruauté, vraiment, que de lui présenter bien
vivant, blond et frais, un
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