La Louve de France
contournant
une large colline, enfermaient des jardins clos, des prés, des écuries et des
étables, une forge, des granges et les fournils, le moulin, les citernes, les
habitations des serviteurs, les casernes des soldats, tout un village presque
plus grand que celui d’alentour, dont on voyait se presser les toits moussus.
Et il ne semblait pas possible que ce fût la même race d’hommes qui habitât en
deçà des murs, dans ces masures, et à l’intérieur de la formidable forteresse
qui dressait ses rouges enceintes contre le ciel d’hiver.
Car Kenilworth était bâti dans une
pierre couleur de sang séché. C’était l’un de ces fabuleux châteaux du siècle
qui suivit la Conquête et pendant lequel une poignée de Normands, les
compagnons de Guillaume, ou leurs descendants immédiats, surent tenir tout un
peuple en respect grâce à ces immenses châteaux forts plantés sur les collines.
Le keep de Kenilworth – le
donjon comme disaient les Français, faute d’un meilleur mot, car cette sorte de
construction n’existait pas en France, ou n’existait plus – le keep était
de forme carrée et d’une hauteur vertigineuse qui rappelait aux voyageurs
d’Orient les pylônes des temples d’Égypte.
Les proportions de cet ouvrage
titanesque étaient telles que de très vastes pièces étaient contenues,
réservées, dans l’épaisseur même des murs. Mais on ne pouvait entrer dans cette
tour que par un escalier étroit où deux personnes avaient peine à avancer de
front et dont les marches rouges conduisaient à une porte protégée, hersée, au
premier étage. À l’intérieur du keep se trouvait un jardin, une cour herbue
plutôt, de soixante pieds de côté, à ciel ouvert, et complètement enfermée [49] .
Il n’était pas d’édifice militaire
mieux conçu pour soutenir un siège. L’envahisseur parvenait-il à franchir la
première enceinte, on se réfugiait dans le château lui-même, à l’abri du
fossé ; et si la seconde enceinte était percée, alors, abandonnant à
l’ennemi les appartements habituels de séjour, le grand hall, les cuisines, les
chambres seigneuriales, la chapelle, on se retranchait dans le keep, autour du
puits de sa cour verte, et dans les flancs de ses murs profonds.
Le roi vivait là, prisonnier. Il
connaissait bien Kenilworth, qui avait appartenu à Thomas de Lancastre et servi
naguère de centre de ralliement à la rébellion des barons. Thomas décapité,
Édouard avait séquestré le château et l’avait habité lui-même durant l’hiver de
1323, avant de le remettre l’année suivante à Henry Tors-Col en même temps
qu’il lui rendait tous les biens et titres des Lancastre.
Henri III, le grand-père
d’Édouard, avait dû jadis assiéger Kenilworth six mois durant pour le reprendre
au fils de son beau-frère, Simon de Montfort ; et ce n’étaient pas les armées
qui en avaient eu raison, mais la famine, la peste et l’excommunication.
Au début du règne d’Édouard 1 er ,
Roger Mortimer de Chirk, celui qui venait de mourir en geôle, en avait été le
gardien, au nom du premier comte de Lancastre, et y avait donné ses fameux
tournois. L’une des tours du mur extérieur, pour l’exaspération d’Édouard,
portait le nom de tour de Mortimer ! Elle était là, plantée devant son
horizon quotidien, comme une dérision et un défi.
La région donnait au roi
Édouard II d’autres nourritures à ses souvenirs. Du haut du keep rouge de
Kenilworth, il pouvait apercevoir, à quatre milles vers le sud, le keep blanc
du château de Warwick où Gaveston, son premier amant, avait été mis à mort par
les barons, déjà ! Cette proximité avait-elle changé le cours des pensées
du roi ? Édouard semblait avoir oublié complètement Hugh Le
Despenser ; mais il était obsédé, en revanche, par la mémoire de Pierre de
Gaveston, et en parlait sans cesse à Henry de Lancastre, son gardien.
Jamais Édouard et son cousin
Tors-Col n’avaient vécu si longtemps l’un auprès de l’autre, et dans une telle
solitude. Jamais Édouard ne s’était confié autant à l’aîné de sa famille. Il
avait des moments de grande lucidité, et des jugements sans complaisance,
portés sur lui-même, qui soudain confondaient Lancastre et l’émouvaient assez.
Lancastre commençait à comprendre des choses qui, à tout le peuple anglais,
paraissaient incompréhensibles.
C’était Gaveston, reconnaissait
Édouard, qui avait été le responsable, ou
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