La Louve de France
vers l’eau comme un cerf forcé. L’ancien roi cherchait à gagner
l’embouchure de la Severn dans l’espoir d’y trouver une embarcation. À présent,
Maltravers se vengeait ; mais dans l’instant, il avait eu chaud.
— Debout, Sire roi ; il
est temps de te remettre en selle, dit-il.
— Où nous
arrêterons-nous ? demanda Édouard.
— Là où nous serons sûrs que tu
ne pourras point rencontrer d’amis. Et ton sommeil ne sera point troublé.
Fais-nous confiance pour veiller sur toi.
Le voyage dura ainsi presque une
semaine. On cheminait de nuit, on se reposait le jour, soit dans un manoir dont
on était sûr, soit même dans quelque abri des champs, quelque grange écartée. À
la cinquième aurore, Édouard vit se profiler une immense forteresse grise,
dressée sur une colline. L’air de la mer, plus frais, plus humide, un peu salé,
arrivait par bouffées.
— Mais c’est Corfe ! dit
Edouard. Est-ce là que vous me conduisez ?
— Certes, c’est Corfe, dit
Thomas de Gournay. Tu connais bien les châteaux de ton royaume, à ce qu’il
semble.
Un grand cri d’effroi s’échappa des
lèvres d’Édouard. Son astrologue, jadis, lui avait conseillé de ne jamais
s’arrêter à Corfe, parce qu’un séjour dans ce lieu lui serait fatal. Aussi,
dans ses déplacements dans le Dorset et le Devonshire, Édouard II s’était
approché de Corfe à plusieurs reprises, mais en refusant obstinément d’y pénétrer.
Le château de Corfe était plus
ancien, plus grand, plus sinistre que Kenilworth. Son donjon géant dominait
tout le pays d’alentour, toute la péninsule de Purbeck. Certaines de ses
fortifications dataient d’avant la Conquête normande. Il avait été souvent
utilisé comme prison, par Jean sans Terre notamment qui, cent vingt ans plus
tôt, avait ordonné d’y laisser mourir de faim vingt-deux chevaliers français.
Corfe semblait une construction vouée au crime. La superstition tragique qui
l’entourait remontait au meurtre d’un garçon de quinze ans, le roi Édouard
surnommé le Martyr, l’autre Édouard II, celui de la dynastie saxonne,
avant l’an mille.
La légende de cet assassinat
demeurait vivace dans le pays. Édouard le Saxon, fils du roi Edgar auquel il
avait succédé, était haï de sa belle-mère, la reine Elfrida, seconde épouse de
son père. Un jour qu’il rentrait à cheval de la chasse et tandis que, fort
échauffé, il portait à ses lèvres une corne de vin, la reine Elfrida lui
enfonça un poignard dans le dos. Affolé de douleur, il éperonna son cheval qui
partit droit vers la forêt. Le jeune roi, perdant son sang, chut bientôt de sa
selle ; mais son pied s’étant coincé dans l’étrier, la monture le traîna
encore sur une grande distance, lui fracassant la tête contre les arbres. Des
paysans, en suivant les traces de sang laissées dans la forêt, retrouvèrent son
corps et l’inhumèrent en cachette.
La tombe s’étant mise à produire des
miracles, Édouard avait été plus tard canonisé.
Même nom, même chiffre dans l’autre
dynastie ; ce rapprochement, rendu plus inquiétant encore par la
prédiction de l’astrologue, pouvait bien faire trembler le roi prisonnier.
Corfe allait-il voir la mort du second Édouard II ?
— Pour ton entrée dans cette
belle citadelle, il te faut coiffer d’une couronne, mon noble Sire, dit
Maltravers. Towurlee, va donc ramasser un peu de foin dans ce champ !
De la brassée d’herbe sèche que
rapporta le colosse, Maltravers confectionna une couronne et la planta sur le
crâne rasé du roi. Les barbes du foin s’enfoncèrent dans la peau.
— Avance, à présent, et
pardonne-nous de n’avoir point de trompettes !
Un profond fossé, une enceinte, un
pont-levis entre deux grosses tours rondes, une colline verte à escalader, un
autre fossé, une autre porte, une autre herse, et au-delà encore des pentes
herbues : en se retournant on pouvait voir les petites maisons du village,
aux toits faits de pierres plates et grises posées comme des tuiles.
— Avance donc ! cria
Maltravers en donnant à Édouard un coup de poing dans les reins.
La couronne de foin vacilla. Les
chevaux progressaient à présent dans des couloirs étroits, tortueux, pavés de
galets ronds, entre d’énormes, d’hallucinantes murailles au sommet desquelles
les corbeaux, perchés côte à côte, frise noire bordant la pierre grise,
regardaient, à cinquante pieds sous eux, passer la colonne.
Le
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