La Louve de France
d’un
reproche muet. Mais on ne saurait s’occuper de lui à chaque instant ; il
est le demandeur, il peut bien patienter, après tout !
Donc, Roger Mortimer attendait,
comme il avait attendu deux mois en Picardie, chez son cousin Jean de Fiennes,
que la cour de France fût rentrée à Paris, comme il avait attendu que
Monseigneur de Valois trouvât, parmi toutes ses tâches, l’heure de le recevoir…
Il attendait maintenant une guerre de Guyenne qui seule pouvait changer son
destin.
Oh ! Monseigneur de Valois
n’avait pas lanterné à donner les ordres. Les officiers du roi de France, ainsi
que Robert l’avait conseillé, avaient bien entrepris, à Saint-Sardos, sur les
dépendances litigieuses de la seigneurie de Sarlat, les fondations d’une
forteresse ; mais une forteresse ne s’élève pas en un jour, ni même en
trois mois, et les gens du roi d’Angleterre n’avaient pas paru, du moins au
début, s’émouvoir outre mesure. Aucun incident ne s’était encore produit.
Roger Mortimer profitait de ses
loisirs pour parcourir cette capitale qu’il n’avait qu’entrevue au cours d’un
bref voyage, et pour découvrir le grand peuple de France qu’il connaissait bien
mal. Quelle nation puissante, nombreuse, et combien différente de
l’Angleterre ! On se croyait semblables, de part et d’autre de la mer,
parce que dans les deux pays les noblesses étaient de même souche ; mais
que de disparités, à considérer les choses de plus près ! Toute la
population du royaume d’Angleterre, avec ses deux millions d’âmes, n’atteignait
pas le dixième du total des sujets du roi de France. C’était à près de
vingt-deux millions qu’il fallait évaluer le nombre des Français. Paris, à soi
seul, comptait trois cent mille âmes quand Londres n’en avait que quarante
mille [23] .
Et quel grouillement dans ses rues, quelle activité de négoce et d’industrie,
quelle dépense ! Il suffisait, pour s’en convaincre, de se promener sur le
Pont-au-Change ou le long du quai des Orfèvres, et d’écouter bruire, dans le
fond des boutiques, tous les petits marteaux à battre l’or ; de traverser,
en se pinçant un peu le nez, le quartier de la Grande Boucherie, derrière le
Châtelet, où travaillaient les tripiers et les écorcheurs ; de suivre la
rue Saint-Denis où se tenaient les merciers ; d’aller tâter les étoffes
sous les grandes halles aux Drapiers… Dans la rue des Lombards, plus
silencieuse, et que maintenant Lord Mortimer connaissait bien, se traitaient
les grandes affaires.
Près de trois cent cinquante
corporations et maîtrises réglaient la vie de tous ces métiers ; chacune
avait ses lois, ses coutumes, ses fêtes, et il n’était pratiquement pas de jour
dans l’année où, après messe entendue et discussion en parloir, un grand
banquet n’unît maîtres et compagnons, tantôt les chapeliers, tantôt les
fabricants de cierges, tantôt les tanneurs… Sur la montagne Sainte-Geneviève,
tout un peuple de clercs, de docteurs en bonnets, disputaient en latin, et les échos
de leurs controverses sur l’apologétique ou les principes d’Aristote allaient
ensemencer d’autres débats dans la chrétienté entière.
Les grands barons, les grands
prélats, et beaucoup de rois étrangers avaient en ville une demeure où ils
tenaient une sorte de cour. La noblesse hantait les rues de la Cité, la Galerie
mercière du palais royal, les abords des hôtels de Valois, de Navarre,
d’Artois, de Bourgogne, de Savoie. Chacun de ces hôtels était comme le siège
d’une représentation permanente des grands fiefs ; les intérêts de chaque
province s’y concentraient. Et la ville croissait, sans cesse, poussant ses
faubourgs sur les jardins et les champs, hors des murs d’enceinte de Philippe
Auguste qui commençaient à disparaître, noyés dans les constructions nouvelles.
Si l’on poussait un peu hors de
Paris, on voyait que les campagnes étaient prospères. De simples porchers, des
bouviers, possédaient fréquemment une vigne ou un champ en propre. Les femmes
employées aux travaux de la terre, ou à d’autres métiers, ne travaillaient
jamais le samedi après-midi qui pourtant leur était payé ; d’ailleurs, en
tous lieux, on quittait le travail le samedi au troisième coup de vêpres. Les
fêtes religieuses, nombreuses, étaient chômées, tout comme les fêtes de corporations.
Et pourtant, ces gens-là se plaignaient. Or, quels étaient leurs principaux
sujets
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