La Louve de France
de doléances ? Les tailles, les impôts, assurément, comme en tous
temps et en tous pays, mais le fait aussi qu’ils eussent toujours au-dessus
d’eux quelqu’un dont ils dépendaient. Ils avaient le sentiment de ne jamais
vraiment disposer d’eux-mêmes ni des fruits de leur effort. Il demeurait en
France, malgré les ordonnances de Philippe V insuffisamment suivies,
beaucoup plus de serfs proportionnellement qu’en Angleterre où la plupart des
paysans étaient des hommes libres, tenus d’ailleurs de s’équiper pour l’armée,
et qui pouvaient faire entendre leur voix aux assemblées royales. Cela faisait
mieux comprendre que le peuple d’Angleterre eût exigé des chartes de ses
souverains.
En revanche, la noblesse de France
n’était point divisée comme celle d’Angleterre ; il s’y trouvait bien des
ennemis jurés pour questions d’intérêts particuliers, tels Robert d’Artois et
sa tante Mahaut ; il s’y formait des clans, des coteries, mais toute cette
noblesse reprenait cohésion lorsqu’il s’agissait de ses intérêts généraux ou de
la défense du royaume. L’idée de nation y était plus précise et plus forte.
La seule vraie similitude, en ce
temps-là, qui existait entre les deux pays, tenait à la personne même de leurs
rois. À Londres comme à Paris, les couronnes étaient échues à des hommes
faibles, ignorant ce souci véritable de la chose publique sans lequel un prince
n’est prince que de nom.
Mortimer avait été présenté au roi
de France et l’avait revu à plusieurs reprises ; il n’avait pu se former
une bien haute opinion de cet homme de vingt-neuf ans, que ses seigneurs
appelaient Charles le Bel, et son peuple Charles le Biau, mais qui, sous sa
noble apparence, n’avait pas deux onces de cervelle.
« Avez-vous trouvé un logis
convenable, messire de Mortimer ? Votre épouse est-elle avec vous ?
Ah ! comme vous devez en être privé ! Combien d’enfants vous a-t-elle
donnés ? »
C’était là à peu près toutes les
paroles que le roi avait adressées à l’exilé ; et chaque fois il lui
redemandait : « Votre épouse est-elle avec vous ? Combien
d’enfants en avez-vous eus ? » ayant, entre deux entrevues, oublié la
réponse. Ses préoccupations semblaient être seulement d’ordre domestique et
conjugal. Son triste mariage avec Blanche de Bourgogne, et dont il gardait
blessure, avait été dissous par une annulation où lui-même n’était pas apparu
sous le meilleur jour. On l’avait aussitôt remarié à Marie de Luxembourg, jeune
sœur du roi de Bohême avec lequel Monseigneur de Valois, justement dans ce
moment-là, voulait s’entendre au sujet du royaume d’Arles. Et voici qu’à
présent Marie de Luxembourg était enceinte, et Charles le Bel l’entourait
d’attentions un peu sottes.
L’incompétence du roi n’empêchait
pas que la France s’occupât des affaires du monde entier. Le Conseil gouvernait
au nom du roi, et Monseigneur de Valois au nom du Conseil. On donnait des avis
à la papauté ; plusieurs chevaucheurs, qui touchaient huit livres et
quelques deniers par voyage – un vrai patrimoine – avaient pour
unique service d’acheminer le courrier vers Avignon. Et d’autres ainsi, vers
Naples, vers l’Aragon, vers l’Allemagne. Car on veillait beaucoup aux questions
d’Allemagne, où Charles de Valois et son compère Jean de Luxembourg s’étaient
entendus pour faire excommunier l’empereur Louis de Bavière, de telle sorte que
la couronne du Saint Empire pût être offerte… à qui donc ? Mais à
Monseigneur de Valois lui-même qui s’entêtait en son vieux rêve. Chaque fois
que le siège du Saint Empire se trouvait vacant, Monseigneur de Valois se
portait candidat. De quel prestige accru bénéficierait la croisade si son chef
se trouvait élu empereur !
Mais il ne fallait pas négliger pour
autant de surveiller la Flandre, cette Flandre qui causait de permanents soucis
à la couronne, selon que les populations s’y révoltaient contre leur comte
parce que celui-ci se montrait fidèle au roi de France ou bien que le comte
lui-même se révoltait contre le roi pour satisfaire ses populations. Et puis
enfin, on s’occupait de l’Angleterre, et Roger Mortimer était appelé chez
Valois chaque fois qu’une question se posait à ce sujet.
Mortimer avait loué logis, près de
l’hôtel de Robert d’Artois, dans la rue Saint-Germain-des-Prés et devant
l’hôtel de Navarre. Gérard de
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