La Louve de France
Bergerac qui avait dû s’enfuir
de Sainte-Foy-la-Grande quelques jours plus tôt, devant l’avance française.
— Pourquoi donc n’est-ce pas
bonne saison ? demanda le comte de Kent en montrant le ciel pur et cette
belle campagne qui s’étendait devant eux.
Il faisait un peu chaud, certes,
mais cela ne valait-il pas mieux que la pluie et la boue ? S’ils avaient
connu, ces gens d’Aquitaine, les guerres d’Ecosse, ils se seraient bien gardés
de se plaindre.
— Parce qu’on est à un mois des
vendanges, Monseigneur, dit le sire de Montpezat ; parce que les vilains
vont gémir de voir fouler leurs récoltes, et nous opposer leur mauvaise
volonté. Le comte de Valois connaît bien ce qu’il fait ; déjà, en 1294, il
a agi de la sorte, ravageant tout pour lasser le pays plus vite. »
Le duc de Kent haussa les épaules.
Le pays bordelais n’en était pas à quelques barriques près, et guerre ou pas
guerre, on continuerait de boire du claret. Il circulait en haut de la Thomasse
une petite brise inattendue qui pénétrait dans la chemise ouverte du jeune
prince et lui glissait agréablement sur la peau. Comme le seul fait de vivre
procurait parfois une sensation merveilleuse !
Accoudé aux pierres tièdes du
créneau, le comte de Kent se laissait aller à rêver. Il était, à vingt-trois
ans, lieutenant du roi pour tout un duché, c’est-à-dire investi de toutes les
prérogatives royales et figurant, en sa personne, le roi lui-même. Il était
celui qui disait : « Je veux ! » et auquel on obéissait. Il
pouvait ordonner : « Pendez ! »… Il ne songeait pas à le
dire, d’ailleurs, mais il pouvait le faire. Et puis, surtout, il était loin de
l’Angleterre, loin de la cour de Westminster, loin des lubies, des colères, des
suspicions de son demi-frère Édouard II, loin des Despensers. Ici, il se
trouvait enfin livré à lui-même, son seul maître, et maître de tout ce qui
l’entourait. Une armée venait à sa rencontre qu’il allait charger et vaincre,
il n’en doutait pas. Un astrologue lui avait annoncé qu’entre sa vingt-quatrième
et sa vingt-sixième année il accomplirait ses plus hautes actions, qui le
mettraient fort en vue… Ses songes d’enfance devenaient brusquement réels. Une
grande plaine, des cuirasses, une autorité souveraine… Non, vraiment, il ne
s’était, depuis sa naissance, senti plus heureux d’exister. La tête lui
tournait un peu, d’une griserie qui ne lui venait de rien d’autre que de
lui-même, et de cette brise qui passait contre sa poitrine, et de ce vaste
horizon…
— Vos ordres,
Monseigneur ? demanda messire Basset qui commençait à s’impatienter.
Le comte de Kent se retourna et
regarda le petit sénéchal avec une nuance d’étonnement hautain.
— Mes ordres ? dit-il.
Mais faites sonner les busines [24] ,
messire sénéchal, et mettez votre monde à cheval. Nous allons nous porter en
avant et charger.
— Mais avec quoi,
Monseigneur ?
— Mais pardieu, avec nos
troupes, Basset !
— Monseigneur, nous avons ici,
à toute peine, deux cents armures, et il nous en vient plus de quinze cents à
l’encontre, aux chiffres que nous avons. N’est-il pas vrai, messire de
Bergerac ?
Le sire Réginald de Pons de Bergerac
approuva de la tête. Le courtaud sénéchal avait le cou plus rouge et plus
gonflé que de coutume ; vraiment il était inquiet et près d’éclater devant
tant d’inconsciente légèreté.
— Et des renforts, nulle
nouvelle ? dit le comte de Kent.
— Eh non, Monseigneur !
Toujours rien ! Le roi votre frère, pardonnez mon propos, nous laisse par
trop choir.
Il y avait quatre semaines qu’on
attendait ces fameux renforts d’Angleterre. Et le connétable de Bordeaux qui,
lui, avait des troupes, en prenait prétexte pour ne pas bouger, puisqu’il avait
reçu l’ordre exprès du roi Édouard de se mettre en route aussitôt que les
renforts arriveraient. Le jeune comte de Kent n’était pas aussi souverain qu’il
y paraissait…
Par suite de cette attente et de ce
manque d’hommes – à se demander si les renforts annoncés étaient seulement
embarqués ! – on avait permis à Monseigneur de Valois de se promener
à travers le pays, d’Agen à Marmande et de Bergerac à Duras, comme dans un parc
de plaisance. Et maintenant que Valois était là, à portée du regard, avec son
gros ruban d’acier, on ne pouvait toujours rien faire.
— C’est aussi votre
Weitere Kostenlose Bücher