La Louve de France
collines. Toutes les portes étaient closes,
et la garnison ne donnait aucun signe de sortie. On décida donc de camper là,
et les bannières s’installèrent un peu comme elles voulurent. Les vignes qui
lançaient leurs sarments entre les arbres et les hauts échalas constituaient
d’agréables abris en forme de tonnelles. L’armée était fourbue et s’endormit
dans le clair crépuscule, avec l’apparition des premières étoiles.
Le jeune comte de Kent ne put
résister à la tentation de l’audace. Après une insomnieuse nuit dont il avait
trompé l’attente en jouant au trémerel [25] avec ses écuyers,
il manda le sénéchal Basset, lui commanda de faire armer sa chevalerie et,
avant l’aube, sans sonner trompe, sortit de la ville, par une poterne basse.
Les Français, ronflant dans les
vignes, ne s’éveillèrent que lorsque le galop des chevaliers gascons fut sur
eux. Ils dressèrent des têtes étonnées pour les rabaisser aussitôt, et voir les
sabots de la charge leur passer à ras du front. Edmond de Kent et ses
compagnons s’en donnaient à plaisir parmi ces groupes ensommeillés, taillant de
l’épée, frappant de leurs masses d’armes, abattant les lourds fléaux plombés
sur des jambes nues, des côtes que ne protégeaient ni mailles ni cuirasses. On
entendait les os craquer, et un chemin de hurlements s’ouvrait dans le camp
français. Les tentes de quelques grands seigneurs s’écroulaient. Mais bientôt
une rude voix domina la mêlée, qui criait : « À moi
Châtillon ! » Et la bannière du connétable, de gueules à trois pals
de vair au chef d’or, un dragon pour cimier, deux lions d’or pour tenir, flotta
dans le soleil levant. C’était le vieux Gaucher qui, de son campement sagement
établi en retrait, accourait à la rescousse avec ses vassaux. Les appels :
« Artois en avant !… À moi Valois ! » répondirent à droite et
à gauche. À demi équipés, certains à cheval, d’autres à pied, les chevaliers se
ruaient à l’adversaire.
Le camp était trop vaste, trop
disséminé, et les chevaliers français trop nombreux pour que le comte de Kent
pût poursuivre longtemps ses ravages. Déjà les Gascons voyaient s’amorcer
devant eux un mouvement de tenailles. Kent n’eut que le temps de faire tourner
bride et de regagner au galop les portes de La Réole où il s’engouffra ;
et puis, ayant adressé compliment à chacun, et son armure délacée, il s’en alla
dormir, l’honneur sauf.
La consternation régnait dans le
camp français où l’on entendait gémir les blessés. Parmi les morts, dont le
nombre s’élevait à près de soixante, se trouvaient Jean des Barres, l’un des
maréchaux, et le comte de Boulogne, commandant de l’avant-garde. On déplorait
que ces deux seigneurs, vaillants hommes de guerre, eussent rencontré une fin
aussi soudaine et absurde. Assommés à leur réveil !
Mais la prouesse de Kent inspira le
respect. Charles de Valois lui-même, qui, la veille encore, déclarait qu’il ne
ferait qu’une bouchée de ce jeune homme s’il le rencontrait en champ clos, prit
un air pénétré, presque glorieux, pour dire :
— Eh ! Messeigneurs, il
est mon neveu, ne l’omettez point !
Et oubliant du coup ses blessures
d’amour-propre, ses malaises et le poids de la saison, il se mit, après que de
somptueux honneurs funèbres eurent été rendus au maréchal des Barres, à
préparer le siège de la ville. Il y montra autant d’activité que de compétence
car, tout gros vaniteux qu’il était, il n’en était pas moins remarquable homme
de guerre.
Toutes les routes d’accès à La Réole
furent coupées, la région surveillée par des postes disposés en profondeur. Des
fossés, remblais, et autres ouvrages de terre furent entrepris à petite
distance des murs pour y mettre les archers à l’abri. On commença de
construire, aux endroits les plus propices, des plates-formes pour y installer
les bouches à poudre. En même temps on élevait des échafaudages destinés aux
arbalétriers. Monseigneur de Valois était partout sur les chantiers,
inspectant, ordonnant, poussant à l’œuvre. En retrait, dans l’amphithéâtre des
collines, les chevaliers avaient fait dresser leurs trefs ronds au sommet
desquels flottaient les bannières. La tente de Charles de Valois, placée de
façon à dominer le camp et la cité assiégée, semblait un vrai château de toile
brodée.
Le trente août, Valois reçut enfin
sa
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