La Louve de France
coup, par ces doutes qui lui
assaillaient l’âme et qui devaient être son constant souci. Mais le plus humble
jardinier ne se fût pas exprimé d’autre manière pour gémir sur ses infortunes,
ou la stérilité de sa femme. Que désirait-il, ce pauvre roi ? Un héritier
au trône ou un enfant au foyer ?
Et qu’y avait-il de royal,
également, en cette Jeanne d’Évreux qui vint saluer Isabelle quelques moments
plus tard ? Le visage un peu mou, l’expression docile, elle tenait avec
humilité sa condition de troisième épouse, qu’on avait prise au plus proche
dans la famille, parce qu’il fallait une reine à la France. Elle était triste.
Sans cesse elle épiait sur le visage de son mari l’obsession qu’elle
connaissait bien, et qui devait être le seul sujet de leurs entretiens
nocturnes.
Le vrai roi, Isabelle le trouva en
Charles de Valois. Accouru au Palais, aussitôt qu’il sut sa nièce arrivée, il
la serra dans ses bras et la baisa aux joues. Isabelle reconnut aussitôt que le
pouvoir était dans ces bras-là, et nulle part ailleurs.
Le souper fut bref, qui réunit
autour des souverains les comtes de Valois, d’Artois et leurs épouses, le comte
de Kent, l’évêque de Norwich, Lord Mortimer. Le roi Charles le Bel aimait à se
coucher de bonne heure.
Tous les Anglais se réunirent
ensuite dans l’appartement de la reine Isabelle pour y conférer. Lorsqu’ils se
retirèrent, Mortimer se trouva le dernier sur le pas de la porte. Isabelle le
retint, pour un instant dit-elle ; elle avait un message à lui délivrer.
V
LA CROIX DE SANG
Ils n’avaient pas conscience du temps
écoulé. Le vin de liqueur, parfumé de romarin, de rose et de grenade, était
plus qu’à demi épuisé dans la cruche de cristal ; les braises
s’écroulaient dans le foyer.
Ils n’avaient pas même entendu les
cris du guet qui s’élevaient, lointains, d’heure en heure dans la nuit. Ils ne
pouvaient s’arrêter de parler, la reine surtout qui, pour la première fois
depuis bien des années, ne craignait pas qu’un espion fût caché derrière la
tapisserie pour rapporter le moindre de ses propos. Elle n’aurait pu dire s’il
lui était jamais arrivé de se confier aussi librement ; elle avait perdu
jusqu’à la mémoire de la liberté. Mais jamais elle ne s’était trouvée devant un
homme qui l’eût écoutée avec plus d’intérêt, lui eût répondu avec plus de
justesse, et dont l’attention fût chargée de plus de générosité ! Bien
qu’ils eussent devant eux des jours et des jours où il leur serait loisible de
s’entretenir, ils ne pouvaient se décider à interrompre leur orgie de
confidences. Ils avaient tout à se dire, sur l’état des royaumes, sur le traité
de paix, sur les lettres du pape, sur leurs communs ennemis, et Mortimer à
raconter sa prison, son évasion, son exil, et la reine à avouer ses tourments,
et les outrages subis.
Isabelle comptait demeurer en France
jusqu’à ce qu’Édouard y vînt lui-même pour l’hommage ; l’évêque Orleton,
avec lequel elle avait eu une entrevue secrète entre Londres et Douvres, le lui
conseillait.
— Vous ne pouvez point, Madame,
retourner en Angleterre avant que les Despensers aient été chassés, dit
Mortimer. Vous ne le pouvez ni ne le devez.
— Leur but était clair, en ces
derniers mois, à me si cruellement tourmenter. Ils attendaient que je commisse
quelque folle entreprise de révolte, afin de me clore en quelque couvent ou
quelque château lointain comme on a fait de votre épouse.
— Pauvre amie Jeanne, dit
Mortimer. Elle a bien fort pâti pour moi.
Et il alla mettre une bûche dans le
foyer.
— Je lui dois d’avoir appris
l’homme que vous étiez, reprit Isabelle. Souventes nuits, je la faisais dormir
à mes côtés, tant je craignais qu’on ne m’assassinât. Et elle me parlait de vous,
toujours de vous… Ainsi ai-je su les préparatifs de votre évasion, et j’ai pu y
contribuer. Je vous connais mieux que vous ne pensez, Lord Mortimer.
Il y eut un moment comme d’attente
de part et d’autre, et un peu de gêne aussi. Mortimer demeurait penché vers
l’âtre dont les lueurs éclairaient son menton profondément incisé, ses sourcils
épais.
— Sans cette guerre
d’Aquitaine, continua la reine, sans les lettres du pape, sans cette mission
auprès de mon frère, je suis certaine qu’il me serait arrivé grand malheur.
— Je savais, Madame, que
c’était le seul moyen. Je
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