La Louve de France
l’amour…
— Serre-moi fort, ami,
murmura-t-elle encore.
Sa bouche s’éleva vers la blanche
cicatrice qui ourlait la lèvre de Mortimer, et ses dents de petit carnassier
s’entrouvrirent, pour mordre.
Le rebelle d’Angleterre, l’évadé de
la tour de Londres, le grand seigneur des Marches galloises, l’ancien Grand
Juge d’Irlande, Lord Mortimer de Wigmore, amant depuis deux heures de la reine
Isabelle, venait de partir glorieux, comblé, et des rêves tout autour de la
tête, par l’escalier privé.
La reine n’avait pas sommeil. Plus
tard peut-être, la lassitude la prendrait ; pour l’instant, elle demeurait
éblouie, stupéfaite, comme si une comète continuait de tournoyer en elle. Elle
contemplait, avec une gratitude éperdue, le lit ravagé. Elle savourait sa
surprise d’un bonheur jusque-là ignoré. Elle n’avait jamais imaginé qu’on pût
avoir à s’écraser la bouche contre une épaule, pour étouffer un cri. Elle se
tenait debout près de la fenêtre dont elle avait écarté les volets peints.
L’aube se levait, brumeuse et féerique, sur Paris. Était-ce vraiment la veille
au soir qu’Isabelle était arrivée ? Avait-elle existé jusqu’à cette
nuit ? Était-ce bien cette même ville que son enfance avait connue ?
Le monde, d’un coup, naissait.
La Seine coulait, grise, au pied du
Palais, et là-bas, sur l’autre berge, se dressait la vieille tour de Nesle.
Isabelle se rappela soudain sa belle-sœur Marguerite de Bourgogne. Un grand
effroi la saisit : « Qu’ai-je fait alors ? pensa-t-elle.
Qu’ai-je fait ?… Si j’avais su ! »
Toutes les femmes amoureuses, de par
le monde et depuis le début des âges, lui semblaient ses sœurs, des créatures
élues… « J’ai eu le plaisir, qui vaut toutes les couronnes du monde, et je
ne regrette rien !… » Ces paroles, ce cri que Marguerite la morte lui
avait jeté, après le jugement de Maubuisson, combien de fois Isabelle se
l’était répété, sans comprendre ! Et ce matin où il y avait le printemps
nouveau, la force d’un homme, la joie de prendre et d’être prise, elle
comprenait enfin ! « Aujourd’hui, sûrement, je ne la dénoncerais
pas ! » Et de l’acte de justice royale qu’elle avait cru jadis
accomplir, elle eut honte et remords, soudain, comme du seul péché qu’elle eût
jamais commis.
VI
CETTE BELLE ANNÉE 1325
Le printemps de 1325, pour la reine
Isabelle, fut un enchantement. Elle s’émerveillait des matins ensoleillés où
scintillaient les toits de la ville ; les oiseaux par milliers bruissaient
dans les jardins ; les cloches de toutes les églises, de tous les
couvents, de tous les monastères, et jusqu’au gros bourdon de Notre-Dame,
semblaient sonner les heures du bonheur. Les nuits embaumaient le lilas, sous
un ciel étoile.
Chaque journée apportait sa brassée
de plaisirs : joutes, fêtes, tournois, parties de chasse et de campagne.
Un air de prospérité circulait dans la capitale, et un grand appétit de
s’amuser. On dépensait profusément pour les liesses publiques, bien que le
budget du Trésor eût montré pour la dernière année une perte de treize mille
six cents livres dont la cause, chacun s’accordait à le reconnaître, était dans
la guerre d’Aquitaine. Mais pour se fournir de ressources on avait frappé les
évêques de Rouen, Langres et Lisieux d’amendes s’élevant respectivement à
douze, quinze et cinquante mille livres, pour violences exercées contre leurs
chapitres ou contre les gens du roi ; la fortune de ces prélats trop
autoritaires avait comblé les déficits militaires. Et puis les Lombards avaient
été sommés, une fois de plus, de racheter leur droit de bourgeoisie.
Ainsi s’alimentait le luxe de la
cour ; et chacun marquait de la hâte aux divertissements, y recueillant ce
premier plaisir qui est de se donner en spectacle aux autres. Comme il en
allait de la noblesse, il en allait de la bourgeoisie et même du petit peuple,
chacun dépensant un peu au-delà de ses moyens pour n’acquérir rien d’autre que
l’agrément de vivre. Il est certaines années de cette sorte, où le destin
semble sourire : un repos, un répit dans la peine des temps… On vend et on
achète ce qu’on nomme superflu, comme s’il était superflu de se parer, de séduire,
de conquérir, de se donner des droits à l’amour, de goûter aux choses rares qui
sont le fruit de l’ingéniosité humaine, de profiter de tout ce que
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