La Louve de France
la
Providence ou la nature ont donné à l’homme pour se délecter de son
exceptionnelle condition en l’univers !
Certes, l’on se plaignait, mais non
vraiment d’être misérable, plutôt de ne pouvoir assouvir tous ses désirs. On se
plaignait d’être moins riche que les riches, de n’avoir pas autant que ceux qui
avaient tout. La saison était exceptionnellement clémente, le négoce
miraculeusement prospère. On avait renoncé à la croisade ; on ne parlait
point de lever l’ost ni de diminuer le cours de la livre à l’agnel ; on
s’occupait en Conseil étroit d’empêcher le dépeuplement des rivières ; et
les pêcheurs à la ligne, installés en file sur les deux berges de la Seine, se
chauffaient au doux soleil de mai.
Il y avait de l’amour dans l’air, ce
printemps-là. Il s’y fit plus de mariages, et de petits bâtards aussi, que
depuis bien longtemps. Les filles étaient rieuses et courtisées, les garçons
entreprenants et vantards. Les voyageurs n’avaient pas d’yeux assez grands pour
découvrir toutes les merveilles de la ville, ni de gorges assez larges pour
savourer le vin qu’on versait aux auberges, ni de nuits assez longues pour
épuiser tant de plaisirs offerts.
Ah ! comme on se souviendrait
de ce printemps ! Assurément, il y avait des maladies, des deuils, des
mères qui portaient au cimetière leur nourrisson, des paralytiques, des maris
trompés qui s’en prenaient à la légèreté des mœurs, des boutiquiers volés qui
accusaient leurs commis de ne pas faire surveillance, des incendies qui
laissaient des familles sans foyer, quelques crimes ; mais tout cela
n’était imputable qu’au sort, non au roi ou à son Conseil.
En vérité, il fallait tenir à
bienfait de vivre en 1325, d’y être jeune ou dans le temps actif de
l’existence, ou simplement bien portant. Et c’était sottise grave que de ne pas
l’apprécier assez, que de ne pas remercier Dieu de ce qu’il vous donnait. Comme
il aurait mieux savouré son printemps 1325, le peuple de Paris, s’il avait pu
deviner la façon dont il allait vieillir ! Un vrai conte de fées auquel
auraient peine à croire, quand on le leur raconterait, les enfants conçus
pendant ces mois exquis, dans des draps parfumés de lavande. Treize cent
vingt-cinq ! La belle époque ! Et comme il faudrait peu de temps pour
que cette année-là devînt « le bon temps ».
Et la reine Isabelle ? La reine
Isabelle semblait résumer dans sa personne tous les prestiges et toutes les
joies. On se retournait à son passage, non seulement parce qu’elle était
souveraine d’Angleterre, non seulement parce qu’elle était la fille du grand
roi dont on avait oublié à présent les édits financiers, les bûchers et les
procès terribles, pour ne plus se rappeler que les sages ordonnances, mais
aussi parce qu’elle était belle et qu’elle semblait comblée.
Dans le peuple, on disait qu’elle
eût mieux porté la couronne que son frère Charles le Biau, bien gentil prince
mais bien falot, et l’on se demandait si c’était bonne loi qu’avait faite
Philippe le Long en écartant les femmes du trône. Les Anglais étaient bien sots
qui causaient soucis à si gentille reine !
À trente-trois ans, Isabelle
promenait un éclat avec lequel il n’était jouvencelle, si fraîche fût-elle, qui
pût rivaliser. Les beautés les plus réputées parmi la jeunesse de France
paraissaient se retraire dans l’ombre quand la reine Isabelle avançait. Et
toutes les damoiselles, rêvant de lui ressembler, prenaient modèle sur elle,
copiaient ses robes, ses gestes, ses nattes relevées, sa façon de regarder et
de sourire.
Une femme amoureuse se distingue à
sa démarche et même de dos ; les épaules, les hanches, le pas d’Isabelle
exprimaient le bonheur. Elle était presque toujours accompagnée de Lord
Mortimer, lequel, depuis l’arrivée de la reine, avait fait soudain la conquête
de la ville. Les gens qui, l’autre année, le jugeaient sombre, orgueilleux, un
peu trop fier pour un exilé, qui trouvaient à sa vertu un air de reproche, ces
mêmes gens, soudain, avaient découvert en Mortimer un homme de haut caractère,
de grande séduction, et bien digne d’être admiré. On avait cessé d’estimer
lugubre sa tenue noire seulement rehaussée de quelques agrafes d’argent ;
on n’y voyait plus maintenant que l’élégante ostentation d’un homme qui porte
le deuil de sa patrie perdue.
S’il n’était pas
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