La Louve de France
renfort qu’apporterait à ses desseins futurs la présence du prince
héritier dans le parti de la reine.
Ce parti ne cessait de s’accroître,
et en France même. Le roi Édouard s’étonnait de ce que plusieurs de ses barons,
en cette fin de printemps, aient eu nécessité d’aller visiter leurs possessions
françaises et il s’inquiétait plus encore de ce qu’aucun ne revînt. D’autre
part, les Despensers n’étaient pas sans entretenir à Paris quelques espions qui
renseignaient Édouard sur l’attitude du comte de Kent, sur la présence de
Maltravers auprès de Mortimer, sur toute cette opposition qui gravitait à la
cour de France autour de la reine. Officiellement, la correspondance entre les
deux époux demeurait courtoise, et Isabelle, dans les longues missives par
lesquelles elle expliquait la lenteur des négociations, appelait Édouard
« doux cœur ». Mais Édouard avait donné l’ordre aux amiraux et
shérifs des ports d’intercepter tous courriers, quels qu’ils fussent, porteurs
de lettres envoyées à quiconque par la reine, l’évêque de Norwich ou toute personne
de leur entourage. Ces messagers devaient être amenés au roi sous une escorte
sûre. Mais pouvait-on arrêter tous les Lombards qui circulaient avec des
lettres de change ?
À Paris, Roger Mortimer, un jour
qu’il passait dans le quartier du Temple, accompagné seulement de Alspaye et
Ogle, fut frôlé par un bloc de pierre tombé d’un édifice en construction. Il
dut de n’être pas écrasé au bruit que fit le bloc en heurtant un ais de
l’échafaudage. Il ne vit là qu’un banal incident de rue ; mais trois jours
plus tard, comme il sortait de chez Robert d’Artois, une échelle s’abattit
devant son cheval. Mortimer alla s’en entretenir avec Tolomei qui connaissait
son Paris secret mieux que personne. Le Siennois fit venir l’un des chefs des
compagnons maçons du Temple qui avaient gardé leurs franchises en dépit de la
dispersion des chevaliers de l’Ordre. Et les attentats contre Mortimer
cessèrent. Du haut des échafaudages on adressait même de grands saluts, bonnets
ôtés, au seigneur anglais vêtu de noir, dès qu’on l’apercevait. Toutefois
Mortimer prit l’habitude d’être plus fortement escorté, et de faire éprouver
son vin avec une corne de narval, précaution contre le poison. Les truands qui
vivaient accrochés à la bourse de Robert d’Artois furent priés d’ouvrir les
yeux et les oreilles. Les menaces qui environnaient Mortimer ne firent que
rendre plus intense l’amour que la reine Isabelle lui portait.
Et puis, au début du mois d’août, un
peu avant le temps prévu pour l’hommage anglais, Monseigneur de Valois, si
fortement installé au pouvoir qu’on l’appelait communément « le second
roi », s’écroula brusquement, à cinquante-cinq ans.
Depuis plusieurs semaines, il était
fort coléreux et s’irritait de tout ; particulièrement une grande rage
l’avait saisi au reçu d’une proposition faite par le roi Édouard de marier
leurs plus jeunes enfants, Louis de Valois et Jeanne d’Angleterre, qui
avoisinaient leurs sept ans. Édouard comprenait-il enfin la bévue qu’il avait
commise deux ans plus tôt en rompant les négociations sur le mariage de son fils
aîné, et pensait-il de la sorte ramener Valois dans son jeu ? Monseigneur
Charles, par une réaction singulière, prit cette offre pour une seconde insulte
et se mit en telle fureur qu’il brisa tous les objets de sa table. En même
temps, il montrait une grande fébrilité dans ses travaux de gouvernement,
s’impatientait des lenteurs du Parlement à rendre les arrêts, disputait avec
Miles de Noyers des calculs fournis par la Chambre des Comptes ; ensuite
il se plaignait de la fatigue que toutes ces tâches lui causaient.
Un matin qu’il était en Conseil et
qu’il allait parapher un acte, il laissa choir la plume d’oie qu’on lui tendait
et qui balafra d’encre la cotte bleue dont il était vêtu. Sa main pendait
auprès de sa jambe, et ses doigts étaient devenus de pierre. Il fut surpris du
silence qui se faisait autour de lui, et ne se rendit pas compte qu’il tombait
de son siège.
On le releva, les yeux bloqués vers
la gauche, dans le haut des orbites, la bouche tordue du même côté, et la
conscience partie. Il avait la face fort rouge, presque violette, et l’on
s’empressa de quérir un physicien pour le saigner. Comme l’avait été, onze ans
plus tôt, son
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