La Louve de France
quelque fragment
charnel.
— Item, je veux mon cœur en
ladite ville et au lieu où ma compagne Mahaut de Saint-Pol élira sa
sépulture ; et mes entrailles en l’abbaye de Chaâlis, le droit au partage
de ma chair m’ayant été octroyé par bulle de Notre Très Saint-Père le pape…
Il hésita, cherchant la date qui lui
échappait et ajouta :
— … précédemment [34] .
Quelle fierté n’avait-il pas retirée
de cette autorisation, donnée seulement aux rois, de pouvoir distribuer son
cadavre, comme on divise les saints en reliques ! Il lui serait fait
traitement de roi jusque dans le tombeau. Mais maintenant il pensait à la
grande résurrection, seul espoir laissé à ceux parvenus sur l’extrême bord de
l’ultime marche. Si les enseignements de la religion étaient vrais, comment se
passerait pour lui cette résurrection ? Les entrailles à Chaâlis, le cœur
au lieu que Mahaut de Saint-Pol choisirait, et le corps en l’église de Paris…
Était-ce avec une poitrine vide, un ventre bourré de paille et recousu de
chanvre, qu’il se dresserait entre Catherine et Marguerite ? Oh !
difficile espérance puisque inconcevable à l’esprit humain ! Y aurait-il
cette presse de corps et de regards, comme celle qui se tenait en ce moment
autour de son lit ? Quelle grande confusion attendre, si se dressaient
ensemble tous les ancêtres, et tous les descendants, et les meurtriers face à
leurs victimes, et toutes les maîtresses, et toutes les trahisons… Est-ce que
Marigny surgirait devant lui ?
— …Item, je laisse à l’abbaye
de Chaâlis soixante livres tournois pour faire mon anniversaire…
Le linge à nouveau essuya son
menton. Près d’un quart d’heure durant, il cita toutes les églises, abbayes,
fondations pieuses situées dans ses fiefs, et auxquelles il laissait, à l’une
cent livres, à l’autre cinquante, ici cent vingt, ici une fleur de lis pour
embellir une châsse. Énumération monotone sauf pour le mourant à qui chaque nom
prononcé représentait un clocher, une ville, un bourg dont il était pour
quelques heures ou jours encore le seigneur. Couleurs d’un rempart, silhouette
d’une flèche ajourée, sonorité des pavés ronds d’une rue montante, parfums
d’une aire de marché, toutes choses une dernière fois, par la parole,
possédées… Les pensées des assistants s’échappaient, comme à la messe quand le
service est trop long. Seule Jeanne la Boiteuse, qui souffrait de rester si
longtemps sur ses jambes inégales, écoutait avec attention. Elle additionnait,
elle calculait. À chaque chiffre elle levait vers son mari, Philippe de Valois,
un visage nullement disgracieux, mais qu’enlaidissaient les mauvaises pensées
de l’avarice. Tous ces legs amputaient l’héritage.
Dans l’embrasure d’une fenêtre,
Isabelle chuchotait avec Robert d’Artois ; mais l’inquiétude qui se lisait
sur les traits de la reine n’était pas inspirée par la funèbre circonstance.
— Méfiez-vous de Stapledon,
Robert, murmurait-elle. Cet évêque est la pire créature du diable, et Édouard
ne l’a envoyé que pour causer nuisance, à moi ou à ceux qui me soutiennent. Il
n’avait rien à faire ici, ce jourd’hui, et pourtant il s’est imposé, parce
qu’il a reçu mission, dit-il, d’escorter partout mon fils. Il m’épie… La
dernière lettre qui m’est parvenue avait été ouverte et le cachet recollé.
On entendait la voix de Charles de
Valois :
— Item, je lègue à ma compagne,
la comtesse, mon rubis que ma fille de Blois me donna. Item, je lui laisse la
nappe brodée qui fut à la reine Marie ma mère…
Tous les yeux indifférents ou
distraits durant l’énoncé des donations pieuses se remirent à briller parce
qu’il était question des bijoux. La comtesse de Blois arquait les sourcils et
marquait quelque désappointement. Son père aurait bien pu lui faire retour de
ce rubis qu’elle lui avait offert.
— Item, le reliquaire que j’ai
de saint Édouard…
En entendant le nom d’Édouard, le
jeune prince d’Angleterre releva ses longs cils. Mais non, le reliquaire aussi
allait à Mahaut de Châtillon.
— Item, je laisse à Philippe,
mon fils aîné, un rubis et toutes mes armes et harnois, excepté un haubert
d’armure qui est du travail d’Acre, et l’épée avec laquelle le seigneur
d’Harcourt combattit, que je laisse à Charles, mon fils second. Item, à ma
fille de Bourgogne, femme de Philippe mon fils, la plus
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