La Malédiction de la Méduse
au fur et à mesure que j’ingère ma bouchée. On me tend un quart qui contient un fond de vin que j’avale lentement comme si sa saveur lavait mon dégoût. Je prends un autre morceau, un de ceux qu’avec mon bistouri j’ai coupé fin pour en faciliter le séchage. Il est tout aussi fibreux que le précédent mais plus facile à mastiquer et le goût vineux estompe la fadeur putride. Mon estomac est encore au bord de la révolte, mais ma hargne s’est calmée. Ce changement d’humeur et d’état n’a pas échappé à Corréard dont je vois le visage se détendre sous la barbe clairsemée. « Nous sommes tous épuisés, les nerfs à fleur de peau », me dit-il avant de choisir sur le linge un des morceaux et de le porter à sa bouche sans autre commentaire. Certains hésitent encore, d’autres s’avancent. Je regarde ces gueules rongées de barbe sale, ces yeux gonflés, ces peaux rougies par les brûlures qui seules leur confèrent l’incarnat des vivants. Ces hommes, délabrés, nécrosés, qui marquent tous un temps d’arrêt puis mastiquent en silence leur ration infecte mais salvatrice, comme ils le feraient d’une médication. C’en est une. Et c’est ainsi sans doute que, comme moi, ils s’efforcent de la voir : de la fibre musculaire gorgée du sang qui lui donne sa couleur pourpre. De l’eau et des matières organiques, autant de composants reconstituants, fortifiants, indispensables à ma survie comme à la leur… Je sais que ce n’est pas demain que nous serons secourus… Il faudrait d’abord que les chaloupes aient réussi à atteindre Saint-Louis sans échouer à la côte. Et si tel est le cas, plusieurs jours seront encore nécessaires à l’affrètement des embarcations qui devront ensuite nous trouver, alors que nous n’avons pratiquement aucun moyen de nous faire repérer. Peut-être ne le serons-nous pas. Je me sens en tout cas, plus que je ne l’ai jamais été, résolu à faire le nécessaire pour tenir le plus longtemps possible. Prenez et mangez, ceci est le corps de l’un d’entre nous. Pas celui de Dieu, celui d’un pauvre diable ! Nous voilà liés par cette Cène sacrilège. Mais en attendant le Jugement dernier, ceux qui ont refusé les chairs sont prompts à nous juger. Ils nous montrent du doigt d’un air dégoûté. Je sens leur regard peser sur nous. Eux les martyrs et nous les nécrophages. Les cœurs purs contre les mangeurs de foie. Ils ne sont pourtant que des pleutres qui croient que notre condamnation leur tient lieu de vertu, et chez les plus atteints, de sauf-conduit pour l’au-delà. Je n’ai nulle compassion pour ces faux braves, ces tartuffes qui s’entretuaient pour trois colifichets et aujourd’hui font de nous des monstres. Qu’ils crèvent, nous tiendrons le temps qu’il faudra !
CHAPITRE XXIII
En juillet comme en août, les nuit sont lourdes à Saint-Louis-du-Sénégal. L’air est rare. L’atmosphère putride incline à la nausée. L’abbé Charbonnier est en sueur. Il ronflait comme une bûche sous sa moustiquaire dont la gaze est constellée de traces d’insectes écrasés. Des coups répétés à sa porte viennent de le tirer de son sommeil moite et pâteux. Il a la gorge desséchée et l’haleine d’un phacochère. Ses cheveux rares sont dressés sur sa tête et sa queue est douloureusement raide sous la chemise de popeline sale dans laquelle il s’est endormi. À la hâte, il s’empare d’une paire de caleçons dont le coutil masque mal son érection matinale. Et c’est dans cet accoutrement peu conforme à l’imagerie pieuse qu’il se dirige vers le vestibule où l’on frappe. Au passage, il s’empare d’un long pistolet dont il arme le chien sans chercher à en dissimuler le bruit. « Qui est là ? Que me veut-on à pareille heure ? demande-t-il d’une voix encore voilée des vapeurs de l’absinthe et des humeurs de la nuit.
— C’est Angèle, mon pèwe, je viens faiwe pénitence…
— File d’ici, moricaude ! Je t’ai déjà dit de ne pas m’appeler “mon père” !
— Mais, monsieur le cuwé, c’est toi qui m’as dit…
— File à ta case, diablesse ! Laisse-moi en paix, va-t’en brûler chez Satan !
— Non, ouvwe ta powte ! Ouvwe ta powte tout de suite, ou alowe je crie pawtout la ville, comment tu bénis mon cabinet ! »
L’abbé n’a pas eu besoin de ces menaces dont il n’a cure pour commencer à déverrouiller la lourde porte en bois de bubenga. Dès qu’il a
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