La Malédiction de la Méduse
m’avait fait oublier la révolte de mes propres tripes et permis de reprendre du même coup mes esprits et mon instrument. Je plonge la lame rouillée dans le gras de la hanche de Chassaignon et ne pense plus à rien. J’incise, je taille, je draine, je débride, j’étale… Chirurgie, boucherie ? J’ai bientôt une quarantaine de morceaux de chair dans le lambeau de coutil mouillé qui me tient lieu de panier. J’essaye à nouveau de m’égarer dans les souvenirs ou d’en vouloir à la charogne qui a tenté de m’occire et que je débite, mais rien n’y fait : ni le lyrisme complaisant de mes pensées, ni la haine forcée. Il est vain de chercher à dissimuler l’indicible derrière les grands mots : la barbarie n’est pas soluble dans le récit.
Mon informe balluchon est rosé de sang et d’eau de mer. Il pèse bien plus de dix livres et je le rince à n’en plus finir. Je le trempe, le retrempe et l’essore encore dans cette eau salée toujours secouée du même lancinant clapot. L’horizon où le soleil commence à poindre me semble plus vide que jamais. Le plus gros est fait, le plus dur reste à accomplir.
Museux n’a pas bougé. Économe de ses gestes comme de ses mots, il attend que je parle. Mais avant que le silence ne devienne trop pesant, il me tend un petit flacon de métal. Il contient un fond d’alcool rugueux et brutal qui ravage les entrailles et incendie l’œsophage : « C’est rin que d’I’eau d’vie d’cheu nous. J’l’avais cachée dans mon barda, mais à c’t’heure c’est comme un r’mède », dit le grognard de son débit lent qui trahit le paysan qu’il fut. Eau-de-vie… sacrée appellation alors qu’il ne reste plus la moindre goutte d’eau à bord et que tant d’entre nous sont morts ! Nous sommes privés de tout, mais notre sort ne manque pas d’ironie !
Le flacon de Museux, qu’il a réussi à préserver des vagues et des convoitises, n’en constitue pas moins un fabuleux trésor dans notre état de dénuement. Pour y goûter, plus d’un des passagers de notre lamentable embarcation serait encore prêt à tuer. Les yeux fermés, je porte la flasque à ma bouche. Dans quelques heures, la brûlure du soleil nous sera de nouveau insupportable, mais celle de l’alcool que j’absorbe le plus lentement possible me semble, pour l’instant, d’un infini réconfort.
Essuyant le goulot sur le pan le moins sale de ma chemise, je repasse son précieux breuvage à Museux. Il insiste pour que je prenne une seconde gorgée et je l’en remercie en mesurant l’absurdité de la situation : des manières de gentilshommes alors que nous nous apprêtons à nous nourrir de la chair d’un mort !
CHAPITRE XXII
Je me surprends à aimer les nuages. Surtout à déplorer leur absence quand le firmament vide se reflète sur la vacuité plus sombre de l’océan. Alors, comme maintenant, je souhaite qu’il s’en forme un, même infime, afin que sa tache vienne humaniser cette immensité brûlante, cette chape de désolation que l’horizon coupe en deux. Je digresse sur les deux pour retarder encore un peu l’inéluctable, mais je suis prêt. Les « bouffeurs de cadavres », comme nous a appelés sans qu’on puisse lui donner tort le forcené occis par Museux, m’observent. Ils sont là qui m’attendent. Air grave mais mine de rien, ils s’en remettent à la responsabilité du praticien. Je m’abrite derrière la médecine, ils se cachent derrière le médecin.
Circonlocutions morales ou physiologiques n’ont d’autre finalité que celle de justifier notre décision plus civilement que par la simple envie de survivre ou la faim qui nous tord les tréfonds.
Quand, en ma qualité de chirurgien, mon tour est venu de donner mon avis, j’ai vite compris, à la façon dont ils m’avaient sollicité, que les protestations outrées, les cris d’orfraie n’étaient que de pure forme. Mes amis n’attendaient de moi qu’un quitus « scientifique ». Une approbation que je leur ai donnée en me dissimulant moi-même derrière un discours strictement thérapeutique. Il fallait rendre la chose acceptable, civiliser la sauvagerie de l’acte en la parant des vertus de la nécessité. Je n’ai pas été le seul à le faire. Ainsi Dupont, comme à l’École de guerre, s’est-il lancé dans un long dégagement en trois points : « L’incapacité dans laquelle nous sommes de pêcher, le lâche abandon dont nous sommes les victimes, et enfin le
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