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La Malédiction de la Méduse

La Malédiction de la Méduse

Titel: La Malédiction de la Méduse Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Érik Emptaz
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devoir pour un officier de témoigner de notre drame…» Autant de raisons qui poussaient le lieutenant blessé à surmonter son « dégoût invincible pour les chairs ». Oui « les chairs » ! C’est le nom que nous donnons à l’objet de notre anthropophagie assumée. L’hypocrisie du propos n’en voile pas le sens. Et pour être franc, ce n’est plus tant l’acte de manger lesdites « chairs » qui nous inspire de la répugnance, que « les chairs » elles-mêmes. Nous les avons laissé boucaner au soleil. Toute une journée. « Ce cagnard nous grille la couenne, il cuira ben ç’te charogne ! » a lancé Museux en déposant les morceaux sur leur linge en plein soleil, non sans avoir trempés une fois de plus dans la mer : « On a l’saloir, on a l’séchoir…» Mais le salage comme le séchage doivent être insuffisants. Après un jour de fournaise et une nuit à mariner dans un mélange d’eau de mer et de vin, le résultat est peu ragoûtant. Les « chairs » ainsi apprêtées restent à l’œil comme à l’odeur plus proche de la charogne que du salmis. À se demander si nous n’éprouvons pas plus de difficultés à surmonter notre dégoût que nous n’en avons eu à transgresser l’interdit.
    Je m’en moque. Je ne veux pas savoir si c’est ma conscience ou mon corps qui se révolte mais je sens ma colère monter. Je refuse l’abrupte logique qui m’a attribué le rôle qu’on attend de moi. Pour mes lâches compagnons, c’est trop simple : je suis de ceux qui ont suggéré de manger ces foutues « chairs », j’ai opéré les prélèvements, veillé à la préparation, c’est donc à moi qu’il incombe d’ingérer le premier morceau. Exorbitant privilège ! Pourquoi cet insigne et répugnant honneur ne reviendrait-il pas à l’un de ces tartuffes ?
    Pourquoi pas à Dupont, avec ses certitudes obtuses de militaire ? Pourquoi pas à Corréard, qui reste ingénieur dans la vie comme dans l’horreur ? Oui, tiens, pourquoi pas lui, le méthodique, le rigoureux pour qui le moindre sentiment relève de l’arithmétique. Non content d’attendre mon expérimentation, le voilà qui s’enquiert « des heures et du mode de distribution ». Il va être servi, l’ingénieur : « Les heures, c’est tout de suite ! Et pour la distribution, à toi l’honneur ! » Je tire vers lui le linge dont la pâleur du jour éclaire d’une lumière sinistre le contenu. Les morceaux découpés par mon bistouri ont une teinte grise et violacée peu ragoûtante. « Tu peux choisir, Corréard, ici le premier servi a tous les droits…» Je l’empoigne par la chemise et le secoue, je vois de la peur dans son regard et ma force en est décuplée. D’un coup de coude, je me débarrasse de Museux qui essaye de me tirer en arrière et je hurle à la face de Corréard : « Allez, décide-toi ! Tu as du maigre et du plus gras, tout est bon dans le soldat. C’est comme dans le cochon et celui-là était un foutu porc, il a failli avoir ma peau et nous on va bouffer sa chair… Sers-toi bien, donne l’exemple ! » Corréard est tétanisé par la surprise et l’effarement. Je le lâche d’une main et je pioche un morceau que je lui colle sur la bouche : « Allez, ne fais pas ton timoré, il n’y a pas meilleur pour tes humeurs ! » Le teint livide, la bouche pincée, il tente de détourner la tête en bégayant : « Arrête, Savigny, qu’est-ce qui te prend ? » Mais je le secoue de plus belle en serrant dans ma paume le bout de viande tiédasse. « Alors on fait le délicat ? Il te faut encore un avis médical ? Eh bien regarde, je vais te les donner, mes impressions…» Je lâche son encolure et porte à ma bouche le bout de chair… Je dois m’y reprendre à plusieurs fois pour réussir à en détacher un morceau fibreux avec mes incisives. La carne crue, même trempée dans le vin, est dure et délétère, le goût plus aigrelet que salé. Je mastique nerveusement cette bouchée qui exsude un jus suret. Je ne sais pourquoi, je pense à du cheval mort. Ma colère m’abandonne, mes jambes ne sont pas loin d’en faire autant, mes oreilles sifflent, mon regard se voile, je m’entends dire comme en écho : « Cette bidoche est infecte, Corréard, mais tu vas en bouffer parce que tu sais comme moi que si tu n’en bouffes pas, c’est nous qui finirons par te bouffer…» Mon estomac proteste, mais je ne vomis pas. Je le sens douloureusement se contracter

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