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La Malédiction de la Méduse

La Malédiction de la Méduse

Titel: La Malédiction de la Méduse Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Érik Emptaz
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jusqu’à mi-cuisses ; même allégé du poids des morts, le radeau est encore bien trop lourd pour nous maintenir au sec.
    Museux silencieux me regarde patauger en direction du spadassin allongé. Je sais qu’il tiendra les curieux à l’écart. Inutile de lui réitérer la consigne. Il acquiesce comme s’il avait deviné mes pensées et donne une tape presque affectueuse à l’embout d’aviron qui lui tient lieu à la fois de gourdin et de canne. Sans Museux, je serais vraisemblablement étendu là, à la place du soldat que je m’apprête à taillader avec un bistouri rouillé. Pourquoi celui-ci plutôt qu’un autre ? Parce qu’il est mort voilà seulement quelques heures et que le soleil n’a pas encore eu sur son cadavre d’effets dévastateurs. Mais il me faut avouer que ce n’est pas l’unique raison. Parmi les blessés du radeau, trois autres ont péri cette nuit : un soldat, un passager espagnol et un marin. Si j’ai choisi le quatrième, c’est que j’avais déjà eu l’occasion de croiser son regard injecté lors de la grande rixe ; il n’était pas loin de me ficher sa baïonnette ébréchée dans le poitrail quand Museux, non pour me défendre, mais profitant du fait qu’il avait le dos tourné, lui a assené un terrible coup sur l’arrière du crâne. Je n’ignore pas que c’est à la fois puéril et mesquin mais l’idée que ce butor ait voulu et failli me tuer m’aide à découper sans trembler le coutil crasseux de son uniforme. Je sais la vanité de haïr un mort, mais j’ai besoin de cette fureur déplacée et rancunière pour rassembler mes forces et mener à bien mon affaire.
    La peau blanchâtre et curieusement glabre de la cuisse est désormais à nu. Je pratique une longue incision verticale, puis une autre perpendiculaire. La lame, avec un léger crissement, attaque la chair. La chirurgie est mon métier et je découpe un mort qui souhaitait me tuer, mais je ne peux réprimer un spasme de dégoût. Les fragrances fadasses du sang se mêlent à l’odeur tenace d’iode et de poisson crevé que dégage le corps déjà gonflé du soldat. J’ai dans la bouche un sale goût de fiel et d’acétone. En six nuits d’enfer sur ce radeau, j’ai vu plus de morts et de sang qu’en trois années d’exercice de la médecine, mais la nausée s’empare de moi comme au premier jour. En dépit de la vacuité de mon estomac, je sens monter une incoercible envie de dégueuler et n’y résiste pas. Je vomis tripes et boyaux comme à l’heure de ma première dissection dont le souvenir me remonte douloureusement à l’oesophage… Ce jour-là, dans l’amphi du collège Saint-Côme, j’étais plus gris que le cadavre de l’homme aux bourses anormalement flasques qui était allongé sur le marbre de la table. Je serrais d’une main un peu moite cette même trousse de dissection en galuchat qui ne m’a jamais quitté depuis. « Perret Paris, rue de la Tissanderie ». L’eau de mer n’a pas réussi à effacer la marque à l’or fin du fabriquant. Le scalpel était alors flambant neuf et moi tout novice. Le tirage au sort m’avait désigné pour opérer le premier et mon estomac n’a pas résisté longtemps à l’odeur de la mort et à la vue de ce cadavre dont les yeux ouverts semblaient ne fixer que moi. Je n’avais pu réprimer un puissant réflexe vomitoire. Lagravière, mon professeur d’anatomie, n’attendait que cela pour placer de sa petite voix nasillarde son bon mot d’usage en pareil cas : « Il semblerait, mon ami, qu’une fois de plus, le haut-le-cœur l’ait emporté sur la raison…» Tout l’amphi, comme il se doit, avait éclaté de rire. J’aurais donné n’importe quoi pour être à la place du mort. Ce n’est pas le cas aujourd’hui, mais en m’essuyant la bouche pour tenter de me remettre à mon macabre découpage, je revois mon vieux prof qui craquait des articulations et grinçait de l’esprit. Alors que je tentais de me ressaisir, il m’avait pris le bistouri des mains : « Donnez-moi ça, mon petit, et observez ! » Il avait pratiqué une longue entaille sur la cuisse du mort et avec un total détachement, disséqué un à un tous les muscles : « Ouvrez les yeux ! Ce grand-là c’est le couturier, comme son nom l’indique il retient les autres… Là, nous voyons l’iliaque, le psoas, le pectine, le premier adducteur, le droit interne, le droit antérieur, le tenseur du fascia lata…» Cette litanie absconse

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