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La Malédiction de la Méduse

La Malédiction de la Méduse

Titel: La Malédiction de la Méduse Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Érik Emptaz
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maison de Duplantin est une vaste bâtisse que jouxte un lourdaud hangar à grains. L’abbé connaît les lieux. Il s’y est déjà rendu par deux fois ; la première pour prendre acte de vente, la seconde afin de délivrer les derniers sacrements à Louise Célestine Duplantin, l’épouse du négociant, atteinte de malaria et victime non pas d’un accès de fièvre mais d’un excès de fébrifuges.
    Devant le porche qui ouvre sur une large cour intérieure pleine de bougainvillées, c’est l’effervescence. Une vingtaine de femmes noires aux robes de couleurs vives piaillent fort avec un costaud en livrée jaune qui tente, sans trop de succès, de les repousser. Des enfants courent dans leurs jambes, une mule stoïque boit dans une flaque d’eau boueuse. Dans la cohue où se bousculent aussi plusieurs Européens, Charbonnier reconnaît ce maigrichon de Louis Fandas, son ancien clerc reconverti dans la bimbeloterie. Le garçon l’aperçoit et s’approche : « Ah vous voilà m’sieur l’abbé, ah quelle affaire ! Paraît qu’y sont plus de deux douzaines dans l’office à m’sieur Duplantin et faut voir dans l’état qui sont, z’ont la peau qui part en lambeaux à ce qui paraît… C’est des gars d’ La Méduse, avec eux y a deux officiers… Si les canots sont pas envoyés à la côte, il y en a d’autres qui vont arriver… Ah quelle histoire ! » Charbonnier ne craint pas la foule mais n’aime guère être confondu avec cette troupe bruyante de curieuses et de badauds attirés par l’odeur du drame. Lui, on l’a fait mander. Le cerbère l’a reconnu et lance un retentissant : « Laissez passer la voiture de monsieur l’abbé ! »
    Dans la cour, c’est Rosevita, la jeune épouse un peu dodue d’un sous-intendant de manufacture qui accueille l’abbé. Comme toutes les signares, les femmes noires de Saint-Louis qui ont convolé avec un Blanc, elle adore faire l’élégante et c’est dans une robe d’un bel écarlate qu’elle devance Charbonnier. L’ecclésiastique ne jette qu’un regard rapide aux fesses rondes de Rosevita. Duplantin et Crumley arrivent à sa rencontre dans le vestibule. Le maître des lieux s’exprime le premier : « Ah, vous voilà enfin, Charbonnier ! L’un de ces malheureux n’a pas pu vous attendre, il est passé, venez, c’est par ici ! » En franchissant la porte de l’office, l’abbé est assailli par la prégnante odeur de soupe et de sueur, de corps sale et de poisson séché que dégage la moiteur des lieux. Une vingtaine d’hommes occupent la pièce. Quelques-uns sont assis autour de la table, mais la plupart des naufragés sont couchés sur des paillasses. Tous ont le visage rouge sous la barbe et arborent des bandages. « Les brûlures de soleil », dit Crumley. Le mort a les yeux vides, Charbonnier les lui ferme et se signe avant de le recouvrir d’un drap. Deux grosses femmes en tablier s’activent aux fourneaux sur lesquels chauffent trois énormes marmites fumantes qui sentent le bouillon gras et le chou.

CHAPITRE XXIV
    Son souffle s’est réduit à une litanie de râles rauques et douloureux. Une sueur sale perle sur son visage déjà marbré du teint gris de la mort. Seul le blanc des yeux cernés de violacé l’éclaire encore d’une lueur de vie. Son regard me fixe sans que je sache s’il m’implore ou s’il me maudit. L’homme essaye de parier, mais sa gorge est nouée et rien n’en sort, sinon une toux abrasive. Je pose ma main sur son front. C’est tout ce que je peux faire. Il va mourir. Il est trop tard et je n’y peux plus rien. Sa main gonflée aux ongles longs et noirs griffe l’air dans une convulsion et retombe avec un bruit mou contre le morceau de toile sur lequel il est à demi allongé. Ses yeux sont figés, sa bouche entrouverte laisse apparaître deux dents brunes et écartées au milieu d’une barbe mitée par la pelade. Il a cessé de respirer. Il est le cinquième mort de cette journée, sous le soleil aux couleurs de métal en fusion qui nous consume.
    Que sais-je de cette existence qui vient de s’arrêter ? Sans doute une pauvre vie de marin, puisque le trépassé assis porte une vareuse comme celle des hommes de pont de La Méduse. Mort en mer, un de plus. Quel âge avait-t-il ? 30 ans, 40 ? Difficile de se rendre compte tant notre errance nous a tous, en si peu de temps, vieillis et abîmés : deux semaines pour dix années. Et des morts comme dans une guerre. De plus de cent

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