La Malédiction de la Méduse
Sécrétion de son foie dévasté, mais aussi celle, plus âcre, de la colère face au tribunal. Sa santé est au plus bas. Il a eu un malaise et a dû garder le lit deux jours aux arrêts avant d’être à nouveau en état de comparaître, mais c’est tout juste s’il n’a pas été soupçonné de simuler et été traîné de force devant ses juges. La suprême humiliation est à venir. Ses galons d’officier de marine, mais aussi ses décorations : Légion d’honneur et ordre royal de Saint-Louis vont lui être arrachés. La décision est déjà prise, cet incapable de Gallifet l’en a informé : « Je n’ai rien pu faire, quel que soit le verdict, les deux ordres en ont décidé ainsi. »
Il ne se fait plus grande illusion. Au fil des jours aux arrêts, devant l’absence totale de mansuétude du tribunal, Chaumareys a commencé à douter de l’efficacité de ses protections. Et ce n’est pas la peu convaincante plaidoirie de Gallifet qui l’a rassuré. Il est tard. Trois quarts d’heure déjà que les membres du Conseil de guerre délibèrent. Chaumareys, sur son fauteuil de bois, ne cesse de changer de position. Il est à la fois pressé d’en finir et il a peur. Et s’ils le condamnaient à mort ? Ils en sont capables tant ils sont remontés, tant cet amiral de La Tullaye qui préside le Conseil le considère comme le seul coupable désigné. Gallifet pose sa main molle sur l’épaule de Chaumareys qui, d’un geste agacé, s’en débarrasse. Les membres du Conseil viennent de faire leur entrée.
Appuyant ses deux mains tavelées sur les accoudoirs de son fauteuil, Chaumareys se lève. Il se tient droit dans son uniforme et regarde ses juges d’un air qu’il veut fier, mais qui est celui d’un vieil homme brisé s’apprêtant à l’être plus encore. Qu’on en vienne au but ! Chaumareys n’en peut plus de cette glose jargonneuse interminable, de ces articles de loi qu’on égrène comme un chapelet d’ignominies, de cette culpabilité reconnue à l’unanimité. Coupable de l’échouage de la frégate La Méduse, de sa perte, coupable de l’abandon du navire, coupable de l’abandon du radeau, coupable, coupable, coupable. Coupable de tout et condamné à quoi ? Qu’ils le disent !
Chaumareys a du mal à rester debout. Ses oreilles bourdonnent quand il entend : « Par la majorité de cinq voix sur huit, le Conseil a décidé de rayer le commandant Hugues de Chaumareys de la liste des officiers de marine de Sa Majesté. Il assortit cette mesure d’une interdiction de servir…», le commandant de La Méduse vacille. Par cinq voix sur huit toujours, le Conseil le condamne « à trois années de prison militaire »…
À nouveau, la main molle de Gallifet sur son épaule. Cette fois Chaumareys ne la rejette pas. Il demande même à son avocat d’une voix à peine audible : « Trois ans à la prison de Rochefort, c’est bien cela ? » Gallifet tente de le rassurer : « Compte tenu de votre santé déficiente, on m’a assuré que vous serez à l’hôpital militaire…»
Le capitaine déchu n’a cure de cette mesure de clémence. Il s’emporte d’une voix éraillée : « Machination, c’est une machination ! Mais je vais écrire au roi, ce tribunal a oublié que je suis le neveu de l’amiral d’Orvilliers ! »
Le vieil homme n’entend pas la seule réponse qu’il obtient du Conseil qui vient de le condamner. Elle émane du greffier qui marmonne : « C’est surtout l’amiral d’Orvilliers qui serait ravi d’oublier qu’il a pareil neveu », avant de déclarer l’audience levée.
CHAPITRE XXXII
« Tu n’as pas une idée de l’endroit où je pourrais les rencontrer ? » Théodore Géricault est nu sur le lit défait de la chambre attenante à son atelier. La jeune Italienne à qui il s’adresse est tout aussi dévêtue. Vingt ans, guère plus, une impudeur ingénue, des taches de rousseur, des yeux verts assez rieurs et une bouche joliment ourlée. Elle a les cheveux clairs et courts, des petits seins pointus, le sexe pâle et bombé, et elle a une idée : « Peut-être tu devrais essayer chez l’ editore… Tu as regardé le nom ? Fais voir ! Tiens c’est écrit : Hocquet-Eymery-Barba-Delaunay-Ladvocat. 1817… L’adresse c’est marqué aussi : rue de l’Échelle, numéro 3… Tu connais, c’est où ? »
Théo aime la voix un peu fêlée et l’accent d’Emilia. Elle parle bien mieux le français que lui l’italien.
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