La Marquis de Loc-Ronan
jours.
– Dame ! il a les prisons à sa disposition. Il fouille là dedans et prend ce qui lui plaît.
– Avec ça que vous vous en privez, vous autres de la compagnie Marat !
– Tiens ! est-ce que les femmes d’aristocrates ne sont pas bien faites pour nous amuser ?
– Et sont-elles assez bêtes ! dit Brutus en riant d’un gros rire ; on leur promet la liberté, ou celle de leur frère, de leur père ; elles croient cela, et elles sont douces comme des agneaux !
– Et les religieuses de la Miséricorde qu’on nous a amenées dernièrement ! Il y en avait deux qui étaient jolies comme des amours.
– Oui ; elles plaisaient assez à Grandmaison.
– C’est donc cela qu’il les a fait sortir des prisons pendant deux jours ?
– Tiens ! il a eu un peu raison.
– Ça devait être ennuyeux ! elles étaient devenues folles toutes les deux {3} !
– Imbécile ! qu’est-ce que cela fait ?
– À propos, Pinard ! fit Chaux en se tournant vers le sans-culotte ; j’ai visité les registres, et j’ai vu le nom d’un ci-devant domestique d’aristocrate que j’ai connu autrefois, et qui est incarcéré depuis plus de deux mois.
– Eh bien ?
– On lui fait donc des passe-droits à ce gaillard-là ? Il devrait être expédié depuis longtemps.
– Comment le nommes-tu ?
– Jocelyn.
– Ah ! oui, l’ancien valet du ci-devant marquis de Loc-Ronan.
– Tu le connais aussi ?
– Je l’ai vu en Bretagne autrefois.
– C’est un aristocrate comme son ci-devant maître.
– Je le sais bien. Mais Carrier m’a donné l’ordre positif de ne pas le faire passer avec les autres, ainsi que son compagnon, un autre aristocrate aussi !
– Tu les as vus ?
– Non ! je sais qu’ils sont incarcérés, voilà tout.
– J’ai été visiter les prisons avant-hier, dit Brutus, et je me suis trouvé avec les gens dont vous parlez. Eh bien ! je parierais que ce compagnon du valet est un ancien maître, un ci-devant, un chien d’aristocrate qui se cache sous un faux nom.
– Tu crois ?
– J’en réponds.
– J’irai voir cela, répondit Pinard.
– Mais pourquoi Carrier veut-il qu’on garde ces deux brigands-là ?
– Je n’en sais rien ; c’est un ordre positif, voilà tout : mais j’éclaircirai la chose. En attendant, que Carrier adopte mon projet, et nous serons libres de faire filer dans la masse qui bon nous semblera.
– Ça me va un peu ! s’écria Chaux en se frottant les mains, tous mes aristocrates de créanciers y passeront.
– Et tu seras libéré ?…
– Sans que ça me coûte rien, au contraire !
VIII – LE SULTAN TERRORISTE
Le cabinet de travail de Carrier était une pièce de moyenne grandeur éclairée sur un beau jardin. Par surcroît de précautions, le sanguinaire agent de la Convention n’avait pas voulu habiter ordinairement une des chambres dont les fenêtres donnaient sur la rue.
Cette pièce était tapissée richement, et ornée d’une profusion de glaces et de dorures du plus mauvais goût. Des rideaux de soie rouge garnissaient les fenêtres et les portes. Un lustre était suspendu au plafond. Une magnifique pendule, flanquée de deux candélabres mesquins, écrasait une cheminée dans l’âtre de laquelle brillait un feu plus que suffisamment motivé par la rigueur de la saison. Les pieds foulaient un moelleux tapis.
Les murailles étaient recouvertes d’arrêtés, de décrets, de lois votées par la Convention ou rendues par Carrier lui-même en vertu de ses pouvoirs discrétionnaires. Partout les yeux rencontraient ces entête si connus : Liberté, égalité ou la mort ! Une gravure, représentant une petite guillotine surmontée d’un bonnet phrygien, occupait la place d’honneur. Au bas de cette intéressante gravure enfermée dans un cadre doré, on lisait ce quatrain tracé à la main.
Français, le bonheur idéal
Ne pourra régner parmi nous,
Que quand les rois périront tous
Sous le rasoir national…
Puis, en énormes lettres, était écrit au-dessous :
Vive la République ! Mort aux aristocrates, aux suspects et aux modérés !
En regard de cette gravure, on voyait une énorme carte des environs de Nantes appendue à la muraille. Sur cette carte, une grande quantité de noms de communes et de villages étaient barrés par une raie rouge. Ces raies indiquaient les communes, bourgs ou villages qui devaient être brûlés, et dont les habitants seraient massacrés
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