La Marquis de Loc-Ronan
voulaient sentir les coups qu’ils frappaient. Brutus, blessé d’abord par Keinec au commencement de l’action, s’était relevé et avait bondi sur le jeune homme ; mais un coup de hache qui l’atteignit en plein visage le renversa de nouveau. Brutus râlait en se tordant dans les convulsions de l’agonie.
Le drame qui se passait dans cette petite auberge isolée était plus sinistre peut-être que ceux qui s’étaient passés sur la place du Département et dans le lit de la Loire. L’élégant parquet sur lequel s’étaient posés jadis les petits pieds mignonnement chaussés des invitées du fermier général, ruisselait alors du sang des patriotes. Les chaises, les tables brisées dans la lutte, le jonchaient de leurs débris mutilés ; les bouteilles renversées laissaient couler à flots le vin qui se mêlait au sang, tandis que leurs tessons servaient d’armes à ceux qui avaient perdu les leurs.
Les sans-culottes, vaincus, blessés, épouvantés, faiblissaient rapidement. Quatre, tués sur le coup, gisaient près de la table. Deux autres, renversés sous les mains puissantes de Keinec et de Boishardy, demandaient grâce d’une voix éteinte ; mais les deux chouans avaient trop longtemps contenu l’éclat de leur colère : leur cerveau délirant ne leur permettait pas de comprendre les supplications qui leur étaient adressées, et leurs ennemis tombèrent à leurs pieds, la poitrine ouverte. Seul le septième vivait encore, et il s’efforçait de gagner la porte de sortie, fermée à double tour par Brutus, alors qu’il croyait être certain de la victoire, quand Marcof l’atteignit et l’envoya rouler auprès de ses compagnons.
Enfin les royalistes s’arrêtèrent avec le regret de ne plus avoir d’ennemis à combattre. Les cadavres des sans-culottes étaient étendus à terre baignés dans une mare de sang noirâtre. La compagnie Marat était veuve de sept de ses enfants. Tous étaient morts.
Par surcroît de précaution, Keinec examina attentivement chacun des corps et s’assura qu’aucun d’eux ne palpitait plus. Marcof, la bouche entr’ouverte, les narines dilatées, regardait d’un œil étincelant l’horrible spectacle.
– Bien commencé ! dit Boishardy en essuyant le fer rougi de sa hache. Voilà de la besogne de moins pour le bourreau et des compagnes envoyées aux âmes de l’enfer.
– Tonnerre ! répondit Marcof en soupirant, pourquoi n’étaient-ils que sept !
– Là, mon brave lion ! Nous nous sommes fait la main, et nous recommencerons bientôt.
– Dieu le veuille ! fit Keinec.
– Dieu le voudra, car Dieu est juste, dit Boishardy en frappant sur l’épaule du jeune homme. Maintenant, qu’allons-nous faire de ces charognes.
– La Loire est proche…
– Eh bien ! jetons-y ces cadavres.
– Pas encore, interrompit Marcof ; ne compromettons pas nos affaires par trop de précipitation… Laissons les choses dans l’état où elles sont. Je ne suis pas fâché de donner audience dans cette salle à celui que Brutus a envoyé chercher.
– Croyez-vous donc qu’il vienne ?
– Je l’espère.
– Non ! ce Fougueray est trop renard pour ne pas flairer la gueule du loup !
– Toujours est-il que nous devons l’attendre.
– Soit ; attendons.
– Pendant ce temps Keinec va se rendre à l’auberge où nous avons laissé nos chevaux ; nous pouvons en avoir besoin.
Boishardy fit un geste d’assentiment. Marcof tira sa bourse de sa poche et la tendit à Keinec.
– Va vite, mon gars, dit-il au jeune homme. Paie la dépense ; et si l’on s’inquiète des taches de sang qui couvrent tes habits, tu répondras que tu as été près de la guillotine.
– On ne s’en inquiétera pas, répondit Keinec ; le costume que je porte en ce moment n’en est que plus exact.
– C’est juste. Va et fais promptement. Tu nous retrouveras ici.
Keinec examina l’amorce de ses pistolets, raccrocha la hache à sa ceinture et s’élança au dehors. Boishardy et Marcof restèrent seuls. Ils repoussèrent du pied ceux des cadavres qui les gênaient, et, prenant des sièges, ils se disposèrent à attendre l’arrivée du citoyen Fougueray.
XVIII – MAÎTRE NICOUD
Lorsque, sur l’ordre de Brutus, maître Nicoud avait quitté son auberge, il s’était rapidement dirigé vers la demeure de Carrier afin d’accomplir la mission dont il était chargé. Il devait, lui avait dit le sans-culotte, prévenir le citoyen Fougueray que
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