La Marquis de Loc-Ronan
des amis l’attendaient au cabaret du quai de la Loire. Nicoud atteignit promptement Richebourg et trouva, devant la maison du proconsul, les sentinelles ordinaires qui l’empêchèrent de passer. Il demanda le chef du poste. Celui-ci le renvoya à Pinard, qui avait la haute main sur la garde de la maison de Carrier. Pinard était précisément dans la cour de la maison. Nicoud l’aborda et lui demanda la permission de parler au citoyen Fougueray.
– De quelle part viens-tu ? répondit le sans-culotte.
– De la part du citoyen Brutus.
– Où est-il, le citoyen Brutus ?
– Chez moi.
– À l’auberge du quai ?
– Oui, citoyen.
– Il est seul ?
– Oh ! non ; il est avec des amis.
– Lesquels ?
– Des membres de la compagnie d’abord, et puis trois autres que je ne connais pas.
– Qu’est-ce que c’est que ces trois-là ?
– Je n’en sais rien ; mais ils ont l’air de bons patriotes.
– Et tu dis qu’ils demandent le citoyen Fougueray ?
– C’est-à-dire que j’ai compris, en entendant un bout de leur conversation, que c’était l’un de ceux dont je vous parle, qui désirait voir le citoyen, et que Brutus, pour lui faire plaisir, m’avait ordonné de venir le chercher.
Pinard réfléchit quelques instants. On sait qu’il avait intérêt à connaître les démarches de Diégo. Aussi trouva-t-il dans cette affaire quelque chose de singulier et de mystérieux qu’il se promit d’éclaircir. À quel propos Brutus envoyait-il chercher le citoyen Fougueray ? Cette démarche cachait-elle quelque chose que Diégo ne voulait pas qu’il sût ? Or, si Diégo ne voulait pas qu’il sût, il était évident que lui, Pinard, avait intérêt à savoir. Donc, en vertu de ce syllogisme parfaitement logique, il pensa à éclaircir la situation.
– C’est bien ! répondit-il brusquement à Nicoud. Je préviendrai le citoyen Fougeray moi-même.
– Alors, je vais retourner dire à Brutus que sa commission est faite ?
– Non pas !… Tu vas entrer au poste et y attendre mon retour ; surtout, fais en sorte que je t’y retrouve, sinon je te fais chercher par mes hommes et je t’envoie au dépôt.
– Sois tranquille, citoyen Pinard, je ne bougerai pas ! répondit Nicoud. C’est là tout ce que tu as à m’ordonner ?
– Oui.
Quelques minutes après, Pinard, après avoir donné des ordres concernant le service de la nuit, se dirigeait seul vers les quais de la Loire, et maître Nicoud, obéissant avec un empressement digne d’éloges au séide du proconsul, s’incarcérait lui-même dans le poste des vrais sans-culottes.
– Je veux voir par moi-même, se disait Pinard, et si Fougueray avait eu l’intention de me jouer, il le payerait cher ! Je le ferais noyer demain soir. Mais non, continua-t-il après un silence pendant lequel il réfléchit profondément ; mais non, si Fougueray avait eu l’intention de me tromper, il est trop fin pour se servir de cet imbécile de Brutus. Cela ne peut être ! Ne serait-ce pas plutôt un piège tendu par d’autres au courant comme lui des affaires du marquis, et qui voudraient profiter des circonstances en détruisant notre combinaison ? Cela est plus probable, et si cela est, c’est à moi à veiller ! En voyant ceux qui accompagnent Brutus, je saurai bien reconnaître à qui nous avons affaire.
L’ancien berger de Penmarckh marchait rapidement malgré l’obscurité. Les rues étaient désertes, car onze heures du soir venaient de sonner, et les malheureux habitants de Nantes se renfermaient avec soin chez eux, priant le ciel que la nuit entière se passât sans recevoir la visite des sans-culottes de la compagnie Marat. Pinard atteignit le quai et suivit la rive du fleuve.
– Oh ! pensait-il, si Fougueray réussit, dans huit jours j’aurai quitté la France et je serai riche à mon tour. Mon but sera atteint ! Je remuerai de l’or et je commanderai en maître. Où irai-je ? Bah ! que m’importe. Je changerai encore de nom, et comme j’aurai la fortune, je serai bien reçu partout. Oui ! oui ! Fougueray réussira ! Quant à Yvonne, demain matin je l’enverrai au Bouffay, et le soir elle sera déportée verticalement ; cela lui apprendra à faire la bégueule avec un ami de Carrier ! Elle a eu de la chance que le temps m’ait manqué depuis quarante-huit heures pour m’occuper d’elle !
Pinard en était là de ses réflexions et de ses projets lorsqu’il s’arrêta court
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