La Marquis de Loc-Ronan
menaçant ; tu te donnes des airs de faire attendre des sans-culottes de la « compagnie Marat ! » Décidément tu tournes à l’aristocrate, et ça ne peut pas durer longtemps !
Le pauvre cabaretier déposa sur la table ce qu’il portait dans ses mains et se retira sans répondre. Cependant, arrivé à la porte, il se retourna et s’adressant à Brutus :
– Tu n’as plus besoin de rien ? demanda-t-il.
– Non !
– Alors je vais sortir ; je laisserai la clef sur la porte.
– Ah ! fit le sans-culotte en l’arrêtant de la main, puisque tu vas te promener, tu me feras une commission.
– Avec plaisir, citoyen Brutus.
– Tu vas aller à Richebourg.
– Oui, citoyen.
– Tu connais la maison de Carrier ?
– Sans doute.
– Tu demanderas à la sentinelle le citoyen Fougueray, et tu lui diras que des amis l’attendent chez toi.
– C’est tout ?
– Qu’il vienne ce soir ; tu ajouteras que Brutus l’attend et que la patrie est en danger ! Ça le pressera.
– Bien.
– Il nous trouvera encore ici dans deux heures.
– J’y vais !
– Es-tu content ? demanda Brutus en s’adressant à Marcof, tandis que maître Nicoud s’esquivait avec empressement.
– Oui, répondit le marin.
– Alors buvons, et pas de rancune.
– Buvons, je le veux bien.
– Et parlons un peu des affaires de la République, ajouta Boishardy.
– Parlons-en.
– Y a-t-il longtemps que le citoyen Fougueray est à Nantes ?
– Depuis deux jours.
– Et il est bien avec Carrier ?
– Je crois bien, c’est un ami de Pinard.
– Qu’est-ce que c’est que Pinard ?
– Comment tu ne connais pas Pinard ?
– Non.
– C’est drôle !
– Eh non ! c’est naturel. Je t’ai dit qu’il y avait six mois que nous avions quitté Nantes.
– Eh bien ! Pinard, c’est comme qui dirait le chef de la compagnie Marat. Lui et Grandmaison, c’est les trois doigts de la main avec Carrier ; c’est lui qui fixe les rançons ?
– Quelles rançons ?
– Celles que payent les prisonniers.
– Les nobles ?
– Oh ! que non ! Depuis qu’on a confisqué leurs biens, ils n’ont plus un liard à donner ; aussi on les exécute sans attendre ; mais les gros négociants, faut bien leur tirer le sang du ventre.
– Tiens ! c’est très adroit, cela.
– Tu trouves ?
– Parbleu !
– Comme ça, continua Brutus en affectant un ton goguenard, comme ça tu approuves les rançons ?
– Très bien !
– Et si tu étais incarcéré, tu payerais ?
– Peut-être.
– Eh bien ! j’ai dans l’idée que tu payeras, fit Brutus en se rapprochant de la porte à laquelle il donna un tour de clef.
Boishardy et Marcof échangèrent de nouveau un regard significatif. Les choses commençaient à se dessiner nettement. Le gentilhomme reprit néanmoins d’un ton parfaitement calme :
– Qu’est-ce qui te donne cette idée-là ?
– Je vais te le dire, répondit le sans-culotte, tandis que ses compagnons se levèrent vivement en portant la main à la poignée de leur sabre.
Marcof et Keinec bondirent sur leur siège et furent sur la défensive en un clin d’œil. Boishardy ne bougea pas. Il arrêta même ses deux compagnons.
– Eh mais, dit-il froidement, il me semble que le temps se gâte.
– Tu veux dire qu’il est gâté ! hurla Brutus.
– Et à quoi devons-nous ce brusque changement de température ?
– À ce que tu n’es pas plus sans-culotte que je ne suis aristocrate.
– Et puis après ?
– Après ?
– Oui.
– Eh bien ! toi et tes amis nous allons vous conduire à l’entrepôt ; à moins que…
– Que quoi ?
– Que nous ne nous entendions.
– Alors parle.
– Nous avons besoin d’argent.
– Bon.
– Il nous en faut.
– Combien ?
– Vingt-cinq louis chacun.
– En assignats ?
– En or !
– Diable ! vous êtes sept, et cela fait cent soixante-quinze louis.
– Tout juste.
– Et tu crois que nous payerons ?
– Si vous ne payez pas, vous y passerez demain.
– Pour qui nous prends-tu donc ?
– Pour des gueux de négociants, pour des accapareurs qui viennent affamer les bons patriotes. Allons ! pas tant de raisons ! nous sommes sept, vous êtes trois ; allons-y gaiement !
– Qu’est-ce que vous en pensez ? demanda Boishardy en se tournant vers ses deux compagnons. Faut-il payer ?
– C’est mon avis, répondit Marcof en souriant.
– À la bonne
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