La Marquis de Loc-Ronan
place du Département, répondit Spartacus.
– Pourquoi ?
– Imbécile ! Pour faire une liste, faut-il pas savoir les noms ?
– Sans doute.
– Eh bien ?
– Eh bien quoi ?
– Est-ce qu’on se donne la peine de prendre les noms de tous ces gueux-là ? On les tire de l’entrepôt par fournées, au hasard. Les uns ont la chance de la baignade, les autres celle de la mitraillade, voilà !
– Mais on ne les juge donc pas ?
– Est-ce qu’on a le temps ! D’ailleurs, pourquoi les juger, ne sont-ils pas tous coupables ?
– Ah çà ! dit Brutus en prenant un siège, qu’est-ce que ça te fait à toi, qu’on les juge ou non, qu’on dresse des listes ou qu’on n’en dresse pas ? Tu as donc intérêt à savoir les noms des aristocrates qui restent, que tu demandes ceux des brigands qui s’en vont ?
– C’est possible, répondit Marcof ; j’ai connu du monde jadis à Nantes, et j’aurais voulu savoir si ceux que je connaissais étaient morts ou vivants.
– Carrier lui-même ne pourrait pas te répondre. Il n’en sait rien. Faudrait fouiller les prisons pour connaître ceux qui y sont encore.
– Mais ce délégué de Paris dont tu me parlais, ne pourrait-il pas me renseigner, lui ?
– Le citoyen Fougueray ?
– Oui.
– Dame ! c’est possible. Mais il ne s’agit pas de ça ; nous allons boire !
– Nous boirons, soit ; mais tu m’as promis d’envoyer chercher le délégué du Comité de salut public de Paris, et je te rappelle ta promesse.
– Bah ! nous verrons demain matin.
– Non, ce soir !
– Ah çà ! tu tiens donc bien à voir le citoyen Fougueray ?
– Énormément.
– Cette nuit ?
– Je te l’ai dit.
– Qu’est-ce que tu lui veux de si pressé ? Tu tiens donc bien à te renseigner sur les aristocrates ! Est-ce que tu es de leurs amis ?
– Ça ne te regarde pas.
– Je veux le savoir, moi ! hurla Brutus, emporté par sa brutalité, et peut-être par le désir de faire naître une querelle.
– Comment as-tu prononcé ?
– J’ai dit : « Je veux le savoir ! »
Au lieu de répondre, Marcof se laissa aller sur le dossier de sa chaise, et se livra à un accès immodéré de joyeuse hilarité. Brutus devint cramoisi de colère. Enfin, le marin reprit son sérieux, et désignant du geste un drapeau tricolore suspendu au fond de la salle :
– Va lire ce qu’il y a écrit sur ce drapeau ! dit-il.
– Je ne sais pas lire, répondit Brutus ; je ne suis pas un aristocrate, moi !
– Eh bien ! je vais lire pour toi.
Et Marcof se levant, et déployant le drapeau en attirant un coin à lui, récita à haute voix la fameuse légende inscrite sur l’étendard : « Liberté ! Égalité ! ou la Mort ! »
– Ce qui veut dire, continua Marcof, liberté à chacun de faire ce que bon lui semble, égalité des volontés ; en d’autres termes, je suis libre de mes paroles et de mes actions, et s’il te plaît de dire : « Je veux savoir, » il me plaît à moi de te répondre : Je ne veux pas t’apprendre ! Quant à ce qui concerne la « Mort, » j’ajouterai que je n’ai jamais refusé un coup de sabre à personne, et que je suis à ton service si tu te trouves offensé par mes paroles. Comprends-tu ?
– Je comprends que tu es un aristocrate !
– Bah ! tu crois ?
– Oui.
– Eh bien ! crois-le !
– Va, tu feras connaissance avec la guillotine !
– Bah ! l’acier du rasoir qui doit me couper la tête n’est pas encore trempé !
Marcof parlait ainsi en se laissant peu à peu entraîner par le sang qui bouillonnait dans son cerveau. Il savait n’avoir affaire qu’à sept ennemis. Or, il avait deux compagnons braves et forts. Peu lui importait donc une lutte ; mais cependant il se contenait encore, ne voulant rien brusquer avant que Brutus n’envoyât chercher Fougueray.
Brutus, de son côté, lâche comme tous ses semblables, voulait agir seulement sur des hommes sans défense. La vigueur dont Keinec avait fait preuve l’effrayait à juste titre. Déjà le jeune homme se soulevait sur son siège, et l’on sentait que sur un seul geste de Marcof, il allait prendre part à l’action qui commençait à s’engager. Brutus comprit que le moment n’était pas venu, et il profita de la venue de maître Nicoud, lequel entrait en ce moment portant des verres et des bouteilles, pour passer une partie de sa colère.
– Arrive donc ! cria-t-il d’un ton
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