La Marquis de Loc-Ronan
s’arrêta.
– Non, reprit-il vivement ; impossible ! Il n’aurait pas eu la patience d’attendre. Il ne sait rien. Mais que vient-il faire ?
Et le sans-culotte se prit de nouveau à réfléchir profondément. Tout à coup il se frappa le front.
– C’est cela ! dit-il en lui-même, Keinec est un chouan. Keinec fait partie de la bande de ce damné Boishardy ; s’il vient à Nantes c’est qu’il s’agit d’un complot royaliste ! Voyons maintenant ce qui se passe dans l’intérieur de l’auberge, et pourquoi Fougueray se trouve mêlé à tout ceci.
Sur ce, Pinard tourna la maison, et franchissant le petit mur de clôture dont nous avons parlé, il sauta dans le jardin converti en verger. Une fois dans ce verger, et assuré que tout était entièrement désert autour de lui, il se glissa le long du bâtiment, et gagna les fenêtres placées sur ce côté de la maison. Ces fenêtres, à la hauteur desquelles il atteignit facilement, car le terrain du jardin se trouvait plus élevé que celui de la cour, avaient leurs contrevents ouverts. Seulement, une épaisse couche de poussière qui faisait rideau, empêchait tout d’abord de distinguer nettement l’intérieur. Pinard s’approcha davantage.
Certain de ne pas être vu, il colla son visage aux carreaux inférieurs de l’une des croisées, et regarda attentivement. La première chose qu’il vit fut le cadavre de Brutus placé en pleine lumière, en face de ses regards qui tombaient d’aplomb sur le corps ensanglanté. Pinard reconnut aussitôt son compagnon ; mais ne manifesta aucune surprise.
Puis, près de ce cadavre, il distingua deux hommes assis ; l’un lui tournait le dos et masquait le visage de l’autre. Autour de ces hommes, et gisant sur le parquet maculé de sang on apercevait les corps inanimés des membres de la compagnie Marat. Pinard tressaillit en voyant ce massacre des siens ; mais il continua stoïquement à porter toute son attention sur ceux qui occupaient principalement ses regards.
Au bout de quelques minutes, l’homme qui lui dérobait les traits de son compagnon fit un mouvement brusque et se leva en se retournant. Le sans-culotte put alors entrevoir le visage des deux individus enfermés avec les cadavres.
Sans doute reconnut-il les deux hommes d’un seul coup d’œil, car il fit un pas en arrière si vivement que son pied glissa et qu’il tomba à la renverse. Se relevant comme poussé par un ressort, il traversa le verger, s’élança sur le mur, et se dirigea d’une course furieuse vers l’intérieur de la ville.
– Marcof et Boishardy à Nantes ! murmurait-il. Oh ! quelle prise ! Coûte que coûte, il faut m’en emparer ; si ces hommes voyaient demain luire le soleil, étant encore libres, Fougueray et moi serions perdus ! Plus de doute, ils savent tout ; mais ils n’auront pas le temps d’agir.
Pinard atteignit bientôt la place où se dressait la guillotine. De joyeuses clameurs, entremêlées de chansons, de jurons énergiques et de mots d’un cynisme éhonté retentissaient dans une maison voisine. Cette maison était le cabaret à l’enseigne du « Rasoir national , » cabaret où Keinec avait conduit les chevaux. Pinard, connaissant cette auberge pour le lieu des réunions ordinaires des sans-culottes de la compagnie Marat, frappa rudement à la porte qui s’ouvrit presque aussitôt.
Pinard pénétra dans une salle fumeuse, mal éclairée par un quinquet en fer battu, et dont l’atmosphère nauséabonde soulevait le cœur de dégoût. L’ami de Carrier fut reçu avec des acclamations frénétiques. Une vingtaine d’hommes étaient là, les uns attablés et buvant, les autres debout et vociférant.
– Vive Pinard ! hurla la bande.
– Merci, mes Romains ! répondit le lieutenant de la compagnie Marat ; mais il n’est pas temps de boire et de chanter. Les aristocrates font des leurs. Brutus et vos amis ont été égorgés ce soir. Il faut les venger !
– Brutus a été égorgé ! s’écria un sans-culotte.
– Par qui ? demandèrent sept ou huit voix.
– Par des brigands de chouans qui ont pénétré dans la ville, et ont souillé par leur infâme présence la terre de la liberté.
– Les chouans sont à Nantes ! s’écria-t-on de toutes parts avec stupéfaction.
– Oui ! répondit Pinard.
– Sont-ils nombreux ?
– Où sont-ils ?
– Quand les as-tu vus ?
Et les questions, les interpellations se croisèrent dans un tumulte
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