La Marquis de Loc-Ronan
effroyable.
– Je les ai vus il n’y a pas une heure ! dit l’ami du proconsul en s’efforçant de dominer le bruit assourdissant qui se faisait dans la salle. Ils sont à l’auberge du quai de la Loire, chez Nicoud, et je ne crois pas qu’ils soient nombreux, car je n’en ai compté que trois ; mais peut-être les autres se cachaient-ils dans la maison.
– Et ce sont ceux-là qui ont assassiné Brutus et nos amis ?
– Je vous répète que mes yeux ont contemplé leurs cadavres ; les brigands causaient tranquillement assis auprès d’eux.
À cette nouvelle assurance, la colère et la rage des sans-culottes ne connurent plus de bornes.
– À mort les chouans ! s’écria-t-on.
– À la Loire les aristocrates !
– Vengeons nos frères !
– Mort aux aristocrates !
Et vingt autres exclamations menaçantes partirent de tous les coins de la salle. Les sans-culottes, entourant Pinard et se pressant autour de lui, sollicitaient de nouveaux détails en brandissant leurs sabres et leurs piques avec des gestes furibonds. La scène était tellement animée, qu’aucun des assistants ne remarqua que par l’entre-bâillement de la porte du fond venait d’entrer un nouveau venu qui, en apercevant Pinard, se recula vivement, et prêta une oreille attentive à tout ce qui allait se dire. Cet homme était Keinec.
Le chouan, après avoir bridé les chevaux, se disposait à gagner la rue, lorsque la voix de Pinard était arrivée jusqu’à lui. Keinec s’était d’abord arrêté comme s’il eût été cloué sur le sol par une force invincible ; puis il s’était rapproché, et, ainsi que nous venons de le dire, il s’était hasardé jusqu’à pénétrer dans la salle. En reconnaissant Carfor, qu’il entendait nommer Pinard, il comprit que le secret de sa présence et de celle de ses chefs dans la ville était connu du terrible ami du proconsul.
Keinec pouvait fuir sur-le-champ ; mais, avec cette indifférence du danger qui faisait le fond de son caractère, il voulut entendre jusqu’au bout l’espèce de conciliabule qui se formait. Seulement la prudence lui avait fait rouvrir la porte de la salle, et il écoutait en dehors tenant à la main les brides des chevaux, et prêt à fuir par la grande porte de derrière, la seule qui, donnant accès aux voitures et aux chevaux, demeurait ouverte toute la nuit. Pinard était monté sur une table et haranguait les patriotes. Pinard avait compris que, pour mieux entraîner les sans-culottes et s’en faire suivre, il lui fallait donner quelques explications. D’ailleurs les discours étaient à l’ordre du jour à cette époque : on en faisait partout et pour tout, à toute heure et à tous propos, et le lieutenant de Carrier eût risqué de se dépopulariser aux yeux de ses amis en manquant une si belle occasion de lancer une allocution patriotique. Puis, d’une part, le berger terroriste ignorait le nombre des chouans à attaquer ; il ne pouvait supposer, malgré la témérité des trois royalistes, qu’ils se fussent hasardés seuls et sans secours dans la ville, et il s’imaginait que la maison du quai de la Loire était remplie de soldats blancs. D’un autre côté, il connaissait la valeur passablement négative de ces valets de la guillotine qui l’entouraient, et qui, les premiers à l’assassinat et au pillage, avaient grand soin de ne pas quitter les murs de Nantes, dans l’enceinte desquels ils ne couraient aucun danger, laissant aller au feu de l’ennemi les vrais soldats de la République. Il s’agissait donc de chauffer à blanc le patriotisme des sans-culottes, et de faire passer dans leur cœur le désir de la vengeance et la ferme volonté d’exprimer ce désir autrement que par des cris et des vociférations. En conséquence, Pinard s’était élancé sur une table, et, dominant l’assemblée, avait commencé ce que l’on nommait une « carmagnole de Barrère » ; c’est-à-dire une improvisation fulminante, patriotique et splendidement colorée.
Sans prononcer les noms des deux chefs royalistes, car il voulait se réserver l’aubaine de les apprendre lui-même à Carrier et de toucher la prime promise par le proconsul, il fit, en style de circonstance, un tel tableau de la honte qui allait rejaillir sur la compagnie Marat tout entière, si elle ne vengeait pas son honneur outragé par la mort de sept de ses enfants, que les auditeurs, transportés de rage et de fureur, l’interrompirent par des
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