La Marquise de Pompadour
celui qui avait reconnu d’Assas ?
– J’attends vos ordres, Sire ! finit par murmurer le lieutenant de police.
Alors le roi Louis XV laissa simplement tomber ces trois mots :
– A la Bastille !…
Et il rentra dans son Louvre, suivi du comte du Barry qui réprima un violent tressaut de joie.
Berryer avait jeté un coup de sifflet. Une dizaine d’hommes – de ceux qui tout à l’heure rampaient dans la rue – accoururent. Le lieutenant de police leur donna quelques ordres d’une voix brève : les hommes s’élancèrent en courant vers la rue des Bons-Enfants.
Or, au moment même où le roi et ses deux compagnons avaient quitté l’abri qu’ils avaient cherché sous le portail de l’hôtel d’Argenson, deux êtres bizarres apparaissaient au bout de la rue, du côté de la place des Victoires, formant un groupe fantastique.
Ces deux nouveaux venus se tenaient par le bras, s’arrêtaient toutes les fois qu’ils avaient à échanger une idée, et se livraient à des évolutions d’une géométrie fantaisiste dès qu’ils se remettaient en marche.
– Je t’assure, Crébillon, disait l’un, qu’il est… inutile d’aller plus loin.
– Je serais bien curieux, Noé, d’apprendre pourquoi ? répondait l’autre.
– Ecoute… nous sommes bêtes de… nous fatiguer… à marcher…
– Pourquoi, Poisson, pourquoi ?… J’exige… que tu me le dises…
– Puisque… les maisons marchent… et viennent au-devant… de nous…
– Par ma Sémiramis ! Par mon Pyrrhus ! Par ma Zénobie elle-même ! tu es ivre, Noé, ivre comme si tu avais arrêté ton arche sur un Ararat de bouteilles…
– Crébillon, tu m’offenses ! sanglota Noé.
– Dis-moi, s’entêta Crébillon, pendant le déluge, c’était du vin qui tombait ?
– Une supposition, s’écria Noé passant de la douleur à la joie ; une supposition… si j’étais un poisson pour de bon… et qu’on me jette dans un déluge de vin…
– Poisson, tu es sublime, déclara Crébillon. L’ivresse est un bienfait des dieux… Jupiter s’enivrait… Vulcain s’enivrait… Quand je suis ivre, j’oublie que Corneille a fait le
Cid
et que Racine a écrit
Andromaque
pour me faire enrager… Veux-tu ?… Je vais te réciter le deuxième acte de
Catilina
dont j’ai ce matin même écrit… le dernier vers… oh ! oh !… qu’est ceci ?… quel est ce corps ?…
Tout en devisant aimablement comme on vient de voir, les deux noctambules étaient arrivés en face de l’hôtel d’Argenson, et le pied de Crébillon venait de heurter le chevalier d’Assas étendu sans connaissance en travers de la chaussée.
Crébillon se pencha, un peu dégrisé par cette rencontre inattendue.
Poisson hoqueta :
– C’est un confrère… laisse-le dormir…
– Tais-toi, ivrogne !… Ce malheureux est blessé… mort peut-être !
– Mort ! répéta Poisson, dans l’esprit duquel les fumées se déchirèrent un instant, comme parfois les nuées d’un ciel fuligineux se déchirent sous un souffle de glace.
Et avec un frisson de pitié, il ajouta :
– Pauvre garçon !… Si jeune et si beau !… Je plains celle qui l’aime…
– Non, non ! reprit alors Crébillon, il n’est pas mort ; son cœur bat la chamade… Holà, monsieur… monsieur ! éveillez-vous, de grâce !
Le chevalier poussa un faible soupir, mais ne put s’arracher à sa léthargie.
– Que faire ? murmura Crébillon. Je serais indigne d’être appelé poète si je laissais ce jeune Antinous dépérir sans secours.
Ce Crébillon était en effet un poète ; précisons : un poète tragique.
Le personnage qui se présente dans ces attitudes d’après lesquelles on aurait tort de le juger sans appel, le compère de l’ivrogne Noé Poisson, ivrogne lui-même et tout puant la pipe, eh bien, oui : c’était l’auteur
d’Electre, d’Abrée et Thyeste,
et de cette belle tragédie que l’injustice de la postérité a condamnée à l’oubli :
Radamiste
et
Zénobie…
Pauvre Crébillon !…
– Si nous le portions chez moi ? fit tout à coup Noé.
– D’ici la rue Huchette il aurait le temps de trépasser dix fois.
– Chez toi, alors ?
– Le carrefour Buci est encore plus loin !
– Que faire, en ce cas ? Que faire ?
– Un coup de maître, Poisson ! dit soudain le poète en se relevant.
Il étendit le bras vers le petit hôtel, avec un geste de tragédien, et dit :
– Demande
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