La Marquise de Pompadour
arriver. Vous pouvez me démentir, vous pouvez sauver votre petite Anne. Mais il est temps tout juste ! Sous peu, il sera trop tard. Vendez tout ce que vous possédez de bijoux. Vous pouvez, avec cela, réaliser environ cent cinquante mille livres, et au besoin, je ferai l’appoint. Avec cette fortune, partez, vivez modestement, mais honnêtement, dans votre pays… là-bas… à Vaucouleurs… Elevez dignement votre petite Anne, et soyez assurée que toutes les deux vous trouverez ainsi le bonheur…
En disant ces mots, Saint-Germain se leva, salua profondément et se retira, laissant Juliette stupéfaite, pâle de terreur.
A ce moment le comte du Barry passait à sa portée. Elle lui fit signe.
– Partons, dit-elle d’une voix altérée, je ne resterai pas une minute de plus ici… Sortons et veuillez m’accompagner jusque chez moi… j’ai à vous parler.
– Vous voulez dire : chez nous ! fit du Barry railleusement.
– Non ! Je dis chez moi… dans mon pauvre logis. Je ne retournerai plus dans votre hôtel…
– Ah çà ! qu’est-ce qui vous prend, chère amie ?
– Cet homme !… fit Juliette en lui montrant Saint-Germain qui causait, tout souriant, dans un groupe de jolies femmes.
– Eh bien ?… C’est ce cher comte de Saint-Germain.
– Oui ! Et il m’a dit des choses terribles !…
Du Barry éclata d’un rire sinistre.
– Il s’est moqué de vous ! C’est son habitude. Il s’amuse à faire frissonner les gens…
– Non, non… il me connaît, il sait mon vrai nom, il sait jusqu’au pays où je suis née…
Du Barry grinça des dents.
– Il en sait trop long, en ce cas ! gronda-t-il. Malheur à lui !… Et quant à vous, prenez garde ! Il n’est plus temps de vous arrêter aux conseils de cet importun. Il faut marcher jusqu’au bout !… Allons ! du courage, morbleu !… Tenez-vous bien… le roi vous regarde !
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Chapitre 22 LA MAISON DU CARREFOUR BUCI
L e 7 décembre de cette année-là fut une journée d’un froid exceptionnel. La Seine charria des glaçons ; les ruisseaux qui coulaient au milieu de beaucoup de rues furent gelés. Vers le soir, cependant, la température parut se radoucir, et la neige tomba en grande abondance.
C’était quelques jours après la célèbre fête de l’Hôtel de Ville.
Que faisait et pensait Jeanne ?…
Que voulait le roi ?…
C’est ce que le lecteur va apprendre, s’il lui convient de suivre avec nous un homme qui, enveloppé d’un vaste manteau d’hiver, le col relevé par-dessus les oreilles, marchait aussi vite et aussi gravement qu’il pouvait le faire sans glisser.
Il ne cessait de maugréer et de grommeler des mots sans suite. Devant chaque cabaret qu’il rencontrait, il s’arrêtait un instant comme s’il eût hésité. Puis il poussait un soupir et se remettait en marche.
Il parvint ainsi au carrefour Buci et, pénétrant aussitôt dans une vieille maison à trois étages, il commença à monter tout en pestant et en soufflant fortement.
Parvenu au troisième, c’est-à-dire au dernier étage, il se trouva en présence d’un escalier plus étroit, sorte d’échelle, plutôt, le long de laquelle on se hissait au moyen d’une corde graisseuse…
Sans hésiter, l’homme entreprit l’ascension périlleuse de ce chemin qui, s’il ne menait pas au ciel, menait tout au moins au grenier de la maison.
Et lorsqu’il se trouva enfin devant la porte de ce grenier, il souleva le loquet sans frapper, entra, poussa un profond soupir de soulagement, et, se débarrassant de son manteau, montra la figure truculente et rubiconde de maître Noé Poisson.
C’était, en effet, le digne pochard.
Et ce grenier dans lequel il venait de pénétrer, c’était l’appartement de M. Prosper Jolyot de Crébillon, l’auteur
d’Electre,
de
Rhadamiste
et
Zénobie, d’Atrée
et
Thyeste,
le poète qu’une injuste postérité a condamné à l’oubli et qui, dans certaines parties de son œuvre, s’est haussé jusqu’à Corneille.
Peut-être le lecteur curieux voudra-t-il bien supporter, en quelques lignes qui lui demanderont une minute de son temps, la description de ce grenier qui nous a demandé, à nous, de longues journées de recherches.
Il donnait sur les toits par une misérable fenêtre à tabatière.
La pièce, assez grande, était mansardée à partir de son milieu. Les murs en étaient couverts d’une couche de chaux qui disparaissait elle-même sous un nombre extraordinaire
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