La mémoire des flammes
rapport de police...
— Vous ferez attention à éviter ce genre de maladresses ! Et si jamais cela se produisait, vous pourriez toujours dire que c’est Charles de Varencourt qui vous a parlé d’eux...
— Non. C’est contraire à leurs règles et il ne faut pas les prendre pour des benêts ! La Révolution a voulu donner des aristocrates l’image d’imbéciles incapables et dégénérés. Ne sous-estimons pas nos ennemis. Non, mon choix est fait. Ma stratégie sera la suivante : me rapprocher le plus possible de mon personnage. Le chevalier Quentin de Langés ne les connaît quasiment pas. Il en ira donc de même pour le major Margont. Tu ne me parleras d’eux qu’après que je les aurai rencontrés une première fois. Cela te laisse le temps de compléter le plus possible les rapports de police. Après, lors de mes autres réunions avec eux, si jamais j’évoque un élément que j’étais supposé ignorer, là, je pourrai dire que je me suis renseigné sur eux après mon admission dans le groupe. C’est exactement ce que ferait le chevalier de Langés...
— Bon... Je comprends votre point de vue. C’est vous qui décidez puisque c’est vous, Quentin de Langés...
La rue du Pique avait piètre allure. Pire que la saleté, l’odeur ! Les émanations des tanneries, mégisseries et teintureries s’y mariaient aux effluves des monceaux d’ordures... Le bâtiment du numéro 9 était si vétusté qu’il semblait devoir s’écrouler sous peu. Il avait été transformé en auberge. Margont se présenta au propriétaire sous le nom de M. Langés et obtint de lui la clé des combles.
Il étudia les documents que lui avait remis Joseph. Pour mieux mémoriser les événements de son existence, il les imaginait se déroulant sous ses yeux. Quand il fut capable de se réciter la vie de ce Quentin de Langés, il brûla ce qui était compromettant et se débarrassa des cendres.
Les lieux avaient été aménagés avant son arrivée afin de cadrer avec son personnage. Mais il prit soin de les adapter à sa manière, pour qu’ils correspondent mieux à sa personnalité. Il chassa les cafards qui filaient sous le plancher à l’approche de sa chandelle, parcourut les livres et en annota quelques-uns, héla par la fenêtre un porteur d’eau qui lui monta un seau rempli dans la Seine... Il serra les dents en ouvrant sa malle. Tous les vêtements étaient flambant neufs ! Il décida de les jeter et de passer chez un fripier dès le lendemain. Il achèterait également une Bible. Il réfléchissait, s’agitait... Mais, au fond de lui, il se sentait pareil à un furet qui va être lâché dans un terrier empli de renards et qui est censé se faire passer pour l’un d’eux.
CHAPITRE VIII
Au bout de trois jours à peine, Margont n’était déjà plus tout à fait lui-même. Craignant d’être observé et voulant parfaire son personnage de royaliste, il passait son temps à jouer son rôle, si bien que, peu à peu, ses repères se brouillaient.
Il se rendait à « son » imprimerie, Le Liseron (autrefois Le Lis, mais que l’on avait rebaptisée en catastrophe de ce nom ridicule durant la Révolution), juste à côté du jardin des Plantes. Ah oui, vraiment, Joseph et Talleyrand avaient bien fait les choses. Au-dessus de la modeste porte, une enseigne métallique représentant un journal signalait l’activité des lieux. On descendait quelques marches pour aboutir dans une grande pièce encombrée par une classique presse à jumelles de bois, une presse à un coup de Didot et Anisson, une presse à cylindre de Nicholson – le nec plus ultra, un rêve ! ― et diverses épaves sur lesquelles on prélevait ce qui pouvait servir à entretenir celles qui fonctionnaient.
Le gérant, Mathurin Jelent, était le seul à connaître la vérité au sujet de Margont. Depuis quelques années déjà, il surveillait en secret cette imprimerie pour le compte de l’Empire, dénonçant les clients qui demandaient la réalisation de documents illicites : pamphlets contre le gouvernement, gazettes qui n’étaient pas dûment autorisées, proclamations n’émanant pas des sources officielles... Il permettait également d’assurer la liaison entre Joseph et Margont, afin que ce dernier ne dépende pas uniquement de Lefine et de Natai. Puisque le véritable propriétaire résidait à Lyon et ne venait jamais, se contentant de dissoudre les bénéfices dans ses verres de vin, Jelent avait fait passer
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