La mémoire des flammes
l’administration, ces éloges et quelques pattes graissées m’ont permis d’obtenir enfin ce que je voulais. Oh, il y a certainement un ou deux employés qui me surveillent pour le compte de la police. Mais, peu à peu, leur méfiance s’est assoupie. ... Cela fait si longtemps que je me tiens tranquille... La police a fini par mettre mes années d’émigration à Édimbourg sur le compte d’une erreur de jeunesse. Savez-vous comment les mantes religieuses capturent leurs proies ? Elles se déplacent si lentement que leurs mouvements en deviennent imperceptibles aux yeux des insectes. Ce n’est que lorsqu’elles sont à proximité immédiate qu’elles portent avec célérité un coup fatal. Moi, je n’ai rien oublié. Je suis revenu en France en 1802 et, durant toutes ces années, pas à pas, mais inéluctablement, j’ai progressé dans la réalisation de mon projet : me renseigner sur le métier d’imprimeur et m’emparer d’une imprimerie ! Douze ans d’efforts ! Croyez bien que les polices de l’Empire ne calculent pas sur des durées aussi longues.
— Depuis quand avez-vous cette imprimerie ?
— Depuis un an. Je vous précise que je ne suis qu’associé, mais mon partenaire ne sait rien de mes véritables intentions. Jusqu’à présent, je ne m’y rendais pratiquement jamais. À trop m’y montrer, j’aurais éveillé les soupçons de la police. Je me contentais de dépenser les maigres bénéfices quand, par chance, il y en avait. Mais, maintenant, j’y suis. Car la situation nous est favorable. Il est l’heure pour nous de passer à l’action !
— Que voulez-vous au juste ?
— Deux choses. Le retour du roi !
Il se tut. Celui qui le maîtrisait appuya plus encore sa lame. Mais Margont, de manière paradoxale, puisa de la force dans ce geste.
— Eh bien, quelle est la seconde ? insista le meneur.
— La reconnaissance du roi...
— Quel toupet !
— « De l’audace, encore de l’audace, toujours de l’audace ! » répliqua-t-il.
Voilà qu’il citait Danton, l’un des révolutionnaires les plus abhorrés ! Sa tactique pouvait paraître suicidaire. Mais elle s’organisait autour d’une idée forte : il fallait amener la discussion sur un terrain imprévu, prendre ces hommes à contre-pied. Puisque faire leur jeu, c’était probablement périr, Margont improvisait de nouvelles règles. Personne ne lui répondait. Il reprit donc.
— Avant la Révolution, ma famille vivait tranquillement sur ses terres. Je n’ai connu cette vie-là que quelques années. Ensuite, j’ai eu droit à tout. Le massacre de mes proches, l’incendie de notre château, l’errance... Très jeune, j’ai émigré en Écosse, avec l’idée de revenir dans ma patrie en tant qu’officier, avec d’autres émigrés royalistes et une armée anglaise. Les Anglais nous ont fait miroiter ce rêve, mais ne l’ont jamais réalisé. Trop risqué, trop coûteux... Et puis, ils ne devaient pas être si malheureux que cela de voir à genoux leur ancien ennemi héréditaire. Ils nous en voulaient encore de leur avoir si brillamment résisté au Québec et d’avoir contribué à leur faire perdre leurs colonies américaines... À Édimbourg, j’ai connu la misère. Alors, parce que j’en avais assez d’avoir le ventre vide et d’être traité en indésirable, j’ai profité de la grande amnistie de 1802. Comme bien d’autres, je suis revenu dans mon pays, j’ai prêté serment devant un préfet et voilà. On m’a pardonné d’avoir émigré, comme si j’avais commis un crime ! Je me suis engagé dans la Grande Armée, car je n’avais pas d’autre moyen de subsistance. J’ai même envisagé de servir cet empire, je l’avoue. Je voulais devenir général. Mais ce rêve-là a fait long feu, lui aussi. J’ai retrouvé mes racines. Je veux le retour du roi. Cependant, je suis franc, je reconnais que j’espère tirer profit de mes services.
— Mercenaire !
— Oui, mais mercenaire du roi ! Quel mal y a-t-il à vouloir relever les ruines de mon château familial ? Je veux retrouver ma vie d’autrefois, celle d’avant la Révolution !
Même dans ce noir d’encre, Margont perçut que l’argument avait visé juste. L’adversaire avait été touché, il fallait poursuivre cette contre-attaque sans lui laisser le temps de se ressaisir.
— Nous aurions tort de croire que Bonaparte n’a plus aucune chance de l’emporter ! s’exclama-t-il. Le bougre a plus
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