La mémoire des flammes
regard, son corps s’était changé en verre et révélait ses pensées profondes, fluides colorés qui se déplaçaient à toute vitesse à l’intérieur de ce récipient cristallin. Quelle clairvoyance ! Comment cet individu avait-il pu lire aussi distinctement en lui ? S’agissait-il d’une coïncidence ? Ou bien la folie de certains était-elle en réalité seulement une manière différente de voir les choses ? L’aristocrate déchu
— Margont le considérait ainsi, mais avec des réserves – perçut son trouble.
— C’est simplement que j’ai pu observer que le manque de liberté qui règne ici vous choque, tandis qu’il rassure au contraire votre ami qui vous accompagne. Savez-vous que la liberté recèle un paradoxe ?
Tout le monde dit la vouloir et, en même temps, elle fait peur !
Cette remarque toucha Margont.
— On la veut ! poursuivit son interlocuteur. Mais quand on l’a... on s’empresse de s’en priver. Nous avions des rois et, quand nous les avons renversés, nous les avons remplacés par un empereur !
Margont crut deviner la raison de la présence de ces gardes. Il pensait avoir affaire à un républicain qui avait dû comploter contre Napoléon. Un noble républicain, cela s’était déjà vu. Il devait s’agir d’un prisonnier incarcéré pour des motifs politiques. Mais que faisait-il là ? Présentait-il une maladie de l’esprit ? Rien ne semblait moins sûr. Et la Salpêtrière était réservée aux femmes. En tout cas, l’homme ne manquait pas de courage pour oser critiquer ainsi publiquement l’Empereur.
— Considérons un autre exemple. La Révolution a battu en brèche le pouvoir religieux. Que font les hommes et les femmes ? En profitent-ils pour libérer leurs sens ? Non, ils se marient et se jurent fidélité à jamais ! Ils se complaisent dans la monogamie ! Vous, vous me paraissez chérir la liberté comme elle le mérite.
Ce disant, il avait posé sa main sur le bras de Margont, comme on le fait pour un auditeur, afin de marquer un moment fort de son discours. Son geste avait cependant la saveur tactile d’une caresse. Margont mit un terme à ce contact, plus sèchement qu’il ne l’aurait souhaité. Le vieil homme parla sur le ton du regret.
— Oh... Oh, quel dommage ! Alors vous aussi, vous êtes comme les autres... La liberté ne vous plaît qu’à condition de rester chimère, de ne pas être pleinement consommée... Vous voulez bien la chercher toute votre vie, mais à condition d’être sûr de ne pas la trouver...
— Mais pas du tout ! Vous mélangez tout !
— Et vous, vous séparez tout ! Séparer les libertés, les hiérarchiser, en accepter certaines et en interdire d’autres, n’est-ce pas tuer la liberté ? La liberté, n’est-ce pas tout ou rien ? Comment peut-on être à moitié libre ?
Un garde municipal intervint :
— Monsieur le marquis, observez le silence !
Devant le trouble de Margont, l’homme se lança dans une profonde et caricaturale révérence, en agitant les mains, puis se redressa et recoiffa de la paume les cheveux en bataille de sa perruque poudrée.
— Je suis le comte Donatien Alphonse François de Sade, plus connu sous le nom de marquis de Sade. À qui ai-je l’honneur ?
— Je ne peux hélas pas vous répondre. En revanche, sachez que j’ai lu Justine ou Les Malheurs de la vertu. C’était... disons... très original.
Le marquis de Sade était comblé.
— Un lecteur ! J’en ai moins que des amants !
— Vous jouez avec votre personnage, monsieur le marquis...
— Ah, mais il me reste au moins cela : mon personnage ! Parce que le vrai Sade, la monarchie l’a emprisonné, la Révolution l’a emprisonné, le Consulat l’a emprisonné avant de l’envoyer chez les insensés, l’Empire le maintient enfermé... Le monde entier m’en veut ! Lorsque j’étais incarcéré à Sainte-Pélagie – moi chez une sainte, avouez que les autorités judiciaires ont du vice ! –, on m’a reproché de séduire les détenus. C’était vrai, mais on en a déduit... que j’étais un aliéné et l’on m’a envoyé à Bicêtre ! Maintenant, je suis à Charenton... Le grand Pinel désire me voir et c’est un plaisir pour moi, car il paraît qu’il est un peu plus éclairé que ses confrères... Malheureusement, s’il conclut que je suis sain d’esprit, je quitterai Charenton. ... et on me remettra aussitôt en prison ! Si bien qu’il est dans mon intérêt
Weitere Kostenlose Bücher