La mémoire des flammes
peux l’avouer, j’ai parfois menti... Tout cela pour vous dire à quel point votre demande me trouble. En 1793, on voulait que je démasque les sains d’esprits parmi les insensés pour les exécuter ; vingt ans plus tard, vous attendez de moi que je vous aide à découvrir un éventuel insensé au milieu de sains d’esprit afin de l’envoyer en prison... Votre requête est comme une image en miroir de celle de 1793. Je ne comprends vraiment pas pourquoi tout le monde s’obstine à vouloir tracer une limite afin de placer les aliénés d’un côté, les sains d’esprit de l’autre... Cette frontière n’existe pas. Ils sont nous, nous sommes eux. Vous m’avez l’air d’avoir votre raison et, tout aussi bien, l’an prochain, vous ne l’aurez plus. Tandis que des insensés auront recouvré la raison. Sans parler de ceux qui sont aujourd’hui considérés comme insensés alors que, plus tard, on se rendra compte qu’ils portaient seulement un regard différent sur le monde, regard que l’on ne comprenait pas à l’époque. Je pense par exemple au marquis de Sade, que vous avez dû croiser dans le couloir...
Soucieux de revenir à son enquête, Margont formula l’une de ses réflexions.
— J’ai songé à ce que symbolise le feu dans la Bible. Les suspects étant tous issus de l’aristocratie, la religion est pour eux...
— Le feu ? Mais ce n’est pas le feu qui est le plus frappant dans votre affaire. C’est la répétition du feu. Il a brûlé quelqu’un, puis il a encore brûlé.
— Je vous saisis plus ou moins... Pourrait-il s’agir de quelqu’un qui a lui-même été brûlé ?
— Plus que cela ! Il brûle encore aujourd’hui.
— Vous croyez que cet homme est en quelque sorte hanté par le feu ? Il aurait été victime du feu, d’une manière ou d’une autre. Il y penserait sans arrêt...
Margont comprenait confusément cela. Lui-même avait participé à de nombreuses batailles et, régulièrement, celles-ci resurgissaient sous forme de cauchemars. Il en allait de même de ses souvenirs d’enfance, alors qu’il était enfermé dans l’abbaye de Saint-Guilhem-le-Désert, quoiqu’ils fussent moins envahissants, ces derniers temps.
— Contrairement à certains de mes confrères, souligna Pinel, je pense que les maladies mentales ont une cause, qu’elles résultent d’atteintes de l’organisme qui, elles-mêmes, découlent d’émotions violentes mal maîtrisées par le sujet. Celui que vous cherchez a probablement vécu une expérience perturbante liée au feu, ce qui retentit sur le fonctionnement de son esprit.
— Donc si nous trouvons le brasier originel, nous identifierons l’homme... ajouta Margont pensivement.
Pinel devint joyeux.
— Bravo ! Vous devriez devenir médecin et soigner les aliénés, comme moi !
— Pardon ?
— Bien sûr ! Tout le monde s’intéresse à l’esprit et, en même temps, personne ne veut de ce métier-là ! Savez-vous ce que font la plupart de mes confrères lorsqu’ils sont confrontés à la folie ? Ils pratiquent une saignée ! Quelle aberration ! Ce qui est abstrait les inquiète tant qu’ils ramènent tout au concret, et quel concret, soit dit en passant ! Ce métier vous plairait et vous m’avez l’air d’être doué pour cela. Si vous étiez intéressé, si vous commenciez des études de médecine, j’accepterais de vous prendre comme élève.
Une brèche s’ouvrit en Margont et le médecin s’y engouffra.
— Ne songez-vous jamais à ce que vous ferez quand la guerre sera finie ?
Lefîne ricanait.
— Parce que ça finit un jour, une guerre ?
— J’y pense sans cesse, répondit Margont. J’aimerais lancer un journal...
Il se reprit. Il en disait trop !
— Faites les deux ! proposa Pinel. Au sujet des aliénés, vous aurez matière à article, croyez-moi ! Il n’y aurait pas trop de dix gazettes pour dénoncer le rejet dont ils sont victimes. Quand j’ai décrété que je voulais leur ôter leurs chaînes, c’est tout juste si je ne me suis pas retrouvé à partager un cachot avec eux !
— Je vais songer à votre proposition... Mais revenons à notre enquête... Le feu...
— Vous vous cachez derrière ce feu pour éviter de répondre à mon offre. C’est normal. Sachez que je la maintiens. Prenez le temps qu’il vous faudra pour y réfléchir.
— L’assassin est-il un aliéné qui aurait une maladie du feu ?
— Non. Il faudrait déjà débattre de ce
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